Alif l’invisible de G. Willow Wilson est une œuvre qui oscille entre l’enchantement et la frustration, entre l’originalité éclatante et les longueurs qui émoussent. À mes yeux, ce roman mérite un solide 7,5 sur 10 : une lecture marquante, stimulante, mais dont le souffle s’épuise parfois là où l’on attendait l’envol.
Ce qui frappe d’emblée, c’est la proposition audacieuse du récit : inscrire un conte aux résonances orientales dans la trame d’un monde numérique, sous tension politique et spirituelle. Wilson tisse un univers où les lignes de code croisent les vers d’un vieux manuscrit mystique, et où les djinns, ces êtres de l’invisible, s’invitent dans les ruelles d’une cité anonyme du Moyen-Orient. Le roman devient alors un carrefour inattendu entre la modernité technologique et la sagesse des traditions, entre cybersécurité et ésotérisme, avec en filigrane une réflexion puissante sur le pouvoir du verbe.
Alif, le jeune hackeur épris d’amour et de justice, est un héros attachant, bien que parfois en retrait, presque absorbé par l’univers plus vaste qui l’entoure. Sa trajectoire intérieure m’a semblé manquer par instants d’ampleur ou de densité. En revanche, les personnages qui gravitent autour de lui s’imposent avec force. Dina, admirable dans sa discrétion et sa foi résolue, incarne une féminité profondément digne. Quant à Vikram le vampire, figure à la fois grotesque et fascinante, il incarne à merveille le flou entre le réel et l’imaginaire, entre l’archaïque et le contemporain. Ces figures secondaires donnent au roman sa véritable épaisseur.
La narration alterne les moments de fulgurance et les passages d’un verbe plus languissant. Si certains chapitres captivent par leur intensité ou leur poésie, d’autres semblent s’étirer sans nécessité, alourdissant le rythme global. Ce déséquilibre nuit parfois à l’immersion, comme si le roman hésitait entre le conte initiatique et le thriller politique, sans toujours parvenir à concilier les deux voix.
La plume de G. Willow Wilson est indéniablement habitée : nourrie d’érudition, d’engagement spirituel et d’une sensibilité rare aux tensions du monde contemporain. Elle écrit avec grâce, parfois même avec majesté. La profondeur de ses thématiques — l'identité, la croyance, la censure, l’amour — donne au roman une portée qui dépasse largement son intrigue. On sent une sincérité profonde dans ce geste d’écriture, un désir de relier des mondes souvent opposés, de rendre audible ce qui, trop souvent, demeure muet.
Alif l’invisible n’est pas une lecture confortable. C’est un texte qui demande de l’attention, de la patience, et une disposition à accepter l’hybridité. Mais c’est aussi un roman qui récompense : il interroge, bouscule, fait jaillir des images nouvelles. Malgré ses imperfections, il laisse une empreinte — diffuse, mystérieuse, mais tenace. On referme le livre avec le sentiment d’avoir effleuré quelque chose d’unique, quelque chose qui, comme les djinns qui le hantent, échappe à une saisie définitive.