La tête du cheval mort contre le monument patriotique

C'est marrant, ce bouquin, comme il m'a fait penser à mes grands-parents. Ce n'est pourtant pas leur guerre, ils n'étaient pas nés, pour cette guerre-là. La façon où, dans les pires moments, Albert se rappelle de sa guerre, peut-être. Ils ne m'ont jamais parlé de la guerre. Jusqu'au jour où on a su que c'était fini pour lui, celui qui a fait d'eux mes grands-parents. Là ils m'en parlaient. Comme si c'était comparable à ça, pourquoi en parler à ce moment, sinon ?
Je ne sais pas pourquoi, quand j'ai lu ce bouquin, j'ai compris que sa mort, c'était leur guerre à eux.

La guerre. Celle qui salit tout, autant après que pendant. Celle qui détruit les corps, les esprits. Celle dont certains ressortent vainqueurs, vraiment vainqueurs. Pas si nombreux que ça. Ceux qui sont morts encombrent les bras d'une nation peinant à trouver qu'en faire, ceux qui ont survécu encombrent encore plus. Ils auraient au moins pu avoir la décence de mourir en héros, ceux-là, plutôt que de rentrer démobilisés, sans solde, sans travail.

La guerre d'Albert et Edouard, c'est d'avoir survécu l'un grâce à l'autre. Un duo qui se forme malgré eux, un duo improbable auquel l'on ne peut que croire, que s'attacher. Chacun aussi dépendant que responsable de l'autre. Les rôles s'inversent, se mêlent, se redéfinissent. Une relation complexe entre l'esprit détruit et le corps décharné. Chacun à moitié mort. A moitié vivant aussi.
Albert continuera de vivre dans une peur parfois irrationnelle, toujours exagérée, largement compréhensible. Jamais apaisé, il ne cherchera pourtant pas toujours les solutions les plus simples.
Edouard sera l'illuminé, le fantasque, le taré incroyable, de ceux qui rendent la vie plus belle, même quand elle ne l'est pas pour eux. Leur guerre à eux sera de survivre à cette après-guerre, quand la nation les a oubliés. C'est tellement plus facile, les morts. Ils auraient pu faire un effort, ils n'en étaient pas si loin.

Et il y a les autres.
Ceux pour qui la guerre s'est terminée avec l'armistice, pleine de promesses d'avenir plus radieux où ils pourront enfin relever la tête, faire fortune grâce à leur chance et leur manque de scrupules. On ne peut pas les aimer et pourtant, avec le même passé, la même opportunité, jusqu'où serions-nous allés ?
Ceux pour qui la guerre commence quelques jours avant sa fin, ou plus tard, cette autre guerre que l'on ne peut mener que seul, cette guerre qui consiste à comprendre, accepter, dépasser la mort injuste d'un frère, d'un fils – la mort d'un proche est-elle jamais juste ?

Et la mort, oui. Omniprésente, surtout sur les vivants. Elle prend différentes formes, odeurs, couleurs. C'est une sorte de palette de la mort dans tout ce qu'elle a de plus dégueulasse. De plus fantasmée, aussi. Une confrontation, sans cesse, entre la réalité, leur réalité et celle de ceux qui n'ont rien vécu. Ceux qui veulent juste des héros, de belles images. La tête du cheval mort contre le monument patriotique. Pas besoin de savoir les obus, les corps et les gueules cassés. Pas besoin de savoir les cauchemars ou les tranchées. La peur, l'horreur. Il faut enterrer cette guerre avec les morts, car l'homme est fait comme ça. Il détruit, puis il surmonte. Et il oublie.

C'est pour des livres comme ça, que j'aime lire. Ces livres qui nous transportent jusque dans des endroits où l'on ne veut pas aller, dans l'horreur des tranchées puis l'horreur d'y avoir survécu. Ces livres qui arrivent à évoquer ce que l'on croyait indicible. Bien sûr il y a des choses que l'on pressent, que l'on devine, mais l'ambiance, l'écriture permettent de pardonner largement certaines facilités. Avec ce qu'il faut de contexte pour rendre le tout crédible et ce qu'il faut de romanesque pour que l'on s'attache, qu'on ne veuille plus lâcher le roman, jusqu'au bout pour savoir ce qui leur arrive. A tous. Même aux salauds, tiens.
Nomenale
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le 19 mai 2014

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