« Depuis toujours dans l’ordre des familles le crime c’est de parler, jamais de se taire. » A l’enterrement de son grand-père, le narrateur Simon apprend fortuitement ce que sa parentèle a toujours feint d’ignorer pour ne pas faire de vagues : l’existence d’un fils caché du patriarche défunt, conçu outre-Rhin, sur les bords du lac de Constance, alors qu’il faisait partie des forces d’occupation alliées en Allemagne au lendemain de la seconde guerre mondiale. Pas encore cicatrisé de sa récente séparation d’avec la mère de ses deux fils, Simon n’a plus qu’une idée en tête : raccommoder l’histoire familiale en dénouant les nœuds du secret toujours farouchement gardé par sa désormais fragile mais inflexible grand-mère.
Qui est donc M., à ce point effacé par le déni familial qu’on voulut à peine le recevoir lorsque, adolescent, il débarqua un jour d’un taxi tout droit venu d’Allemagne, dans l’espoir de connaître son père ? Que se passa-t-il, ce vieil hiver sur la rive allemande du lac de Constance, sur quoi ce père décida si fermement de tirer un trait définitif ? Interrogeant ses oncles et tantes, Simon recueille allusions réticentes et confidences étouffées, qui révèlent en creux, comme après une amputation diffusant d’incompréhensibles douleurs fantômes, l’informe mais obsédante présence de celui qui ne s’appréhende pourtant que par le vide et l’absence.
Car, si aucun n’en parle jamais, s’en tenant prudemment au silence et au déni comminatoires de leurs parents sans même envisager de le connaître un jour, les quatre frères et sœurs ont tout à fait conscience que, quelque part au-delà de la frontière d’un interdit tacite, vit un demi-frère à qui l’on a refusé tout contact avec eux. Un parmi les 400 000 enfants, objets de brimades et réceptacles malgré eux de culpabilité et de honte, parce que nés après-guerre de soldats des forces alliées et de femmes allemandes.
Passant outre les décennies d’interdits, Simon s’emploie à déplier les circonvolutions du secret, reconstituant le passé sous une forme plausible, se lançant avec ses enfants dans une quête aux allures de jeu de piste qui, d’erreurs en nouvelles tentatives, les mène aux abords du lac de Constance, réhabilitant le fantôme familial qui trouve enfin chair et visage et transmutant définitivement l’absence en présence. Rédigée à la première personne, la recherche de l’autre est aussi une quête de soi dans un moment de profond questionnement, une histoire de pères et de fils qui parfois se perdent, mais s’aimant toujours d’une certaine façon, finissent par se trouver, unis par la force de liens que l’auteur pressent indestructibles.
Avec ce roman intimiste au phrasé sensible et délicat, Sylvain Prudhomme sonde avec tact les silences familiaux, quand la vérité se fait autant désirer que redouter, mais se transmet quoi qu’il arrive, de génération en génération, sous une forme plus ou moins consciente et fantasmée. Un très beau roman, fluide et lumineux, résolument optimiste quant à la force de résurgence de l’amour, sous une forme ou une autre.
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