Le mystérieux succès d'une narration vaine et laborieuse

J'entame le dangereux périple d'une critique qui me vaudra les foudres de la plupart de ses lecteurs, probablement même celles de mes éclaireurs. Le Seigneur des anneaux a toujours été un mystère pour moi, du moins son extraordinaire succès. Ma première lecture de l'ancienne traduction fut l'une de mes plus indigestes, particulièrement en Fantasy, un genre dont je suis friand. Le style était d'une lourdeur rare et la narration catastrophique. Je fis pourtant maintes tentatives pour apprécier cette œuvre, Ô combien populaire, ô combien saluée, mais ne pus pourtant me forcer qu'une unique fois à finir cette trilogie. Je renonçai définitivement à comprendre le phénomène autour de cette saga.
Puis plusieurs années plus tard, j'entendis à plusieurs reprises s'élever quelques voix pour louer la saga et son style, tout en critiquant la catastrophique traduction française dont la lourdeur souillait de manière impardonnable cette œuvre sacrée. Bon public, amateur de fantasy, je suis aussi très sensible à l'efficacité stylistique des écrivains. Paradoxalement, j'apprécie tout autant les styles simples relevant de l'atticisme, que certains considèrent basiques, que les styles raffinés relevant de l'asianisme. J'avoue cependant que je pardonne beaucoup moins aisément les erreurs stylistiques de cette seconde mouvance, pouvant très facilement paraître au regard de l'averti ridicules, de mauvais goûts ou indigestes, parfois les trois à la fois. Hormis donc la variété de mes goûts, il est cependant évident que je fus, et que je suis de plus en plus, réfractaire à toute lourdeur stylistique. Probablement de par mon goût pour la poésie dans laquelle la moindre erreur est difficilement pardonnable. Quand j'ouïe donc dire qu'une nouvelle traduction, plus fidèle au prétendu merveilleux style de Tolkien qui enseigna à Oxford la littérature anglaise à l'un des mes très chers directeurs de recherche et s'attira et son affection et son admiration, je me réjouis par avance de cette nouvelle traduction. Je pensais alors enfin pouvoir me joindre à l'enthousiasme d'une humanité quasi-unanime.
Peu influencé par les effets de mode, je considère cependant qu'un ouvrage recevant à la fois les éloges critiques et populaires durant des décennies, plus d'un demi-siècle tout de même, est très probablement une œuvre de qualité. J'avais d'ailleurs beaucoup apprécié le Hobbit du même auteur. Mon regard se porta donc à nouveau, plein de bienveillance, sur cette saga. Mais le mystère demeura entier.
Pourtant cette nouvelle traduction se révèle une véritable réussite. Je comprends dorénavant et rejoins ceux qui couvraient d'opprobre l'ancienne traduction, pourtant communément admise. On perçoit beaucoup mieux le style si singulier et maîtrisé de Tolkien. En effet, si le succès de cette trilogie m'échappe toujours, j'avoue ne plus pouvoir en toute bonne foi critiquer la lourdeur de son style. Variation des sujets verbaux, choix toujours précis et varié du vocabulaire, et plus particulièrement des verbes conjugués, trop souvent malheureusement délaissés à notre époque... Outre ces considérations techniques, dont beaucoup ne comprendront pas forcément la pertinence, ou du moins l'importance et leurs multiples implications (surtout lorsqu'on ne pratique guère soi-même l'écriture qu'on soit "littéraire" ou non), on peut tout simplement remarquer le caractère stylistiquement vivant de ces descriptions tout en mouvements. Les nombreux poèmes et chansons qui parcourent le livre, sont tout aussi travaillés et d'un style efficace. Tolkien accomplit un véritable exploit stylistique en conservant une esthétique maîtrisée sur des centaines de pages. A l'évidence, et malheureusement dirais-je, Tolkien semble avant tout un poète, peintre à l'écrit dont la plume légère se plaît à virevolter, rêveuse et contemplative devant ce monde imaginaire.
Malheureusement, Tolkien n'écrit pas ici de poésies, ni d'épopées, le dernier terme étant entendu ici comme genre littéraire dans son sens traditionnel versifié. Non, La fraternité de l'anneau est bien un roman, une œuvre avant tout narrative que le style doit servir, et non pas étouffer jusqu'à transformer la narration en simple prétexte. C'est malheureusement le cas. Le prologue, écrit par le défunt auteur, révèle d'ailleurs cet aspect malencontreux à la source de ce projet. Tandis que la motivation de la rédaction du Hobbit claire et saine, divertir ses jeunes enfants, permettait de structurer la narration, celle du seigneur des anneaux plombe malheureusement le récit. Outre les demandes répétées de l'éditeur, je considère que ces motivations pécuniaires n'ont guère eu d'influence dans cette rédaction, l'investissement de Tolkien dans cet univers et dans cette saga prouve à mon sens qu'une motivation plus profonde a surgi. Celle-ci n'est pas un mystère. Linguiste émérite, il créa d'abord la langue elfique, par jeu peut-être, j'avoue ne pas connaître le motif précis. En linguiste, il savait bien qu'une langue ne résultait jamais que d'une histoire, qu'elle n'était que le fruit de multiples civilisations, contextes historiques, se succédant sans relâche. Cette langue elfique ne pouvait donc être que le fruit d'un univers, ayant son passé, son histoire, son avenir, sa mythologie. Une langue elfique ne pouvait exister sans cela et le seigneur des anneaux comme bien d'autres de ses œuvres ne furent jamais que le fruit de cette volonté de rendre plus solide et crédible cette langue inventée.
Malheureusement, le récit, cette fameuse quête et ce premier tome ne sont finalement jamais qu'un prétexte à développer cet univers. D'une certaine manière, la saga remplit à merveille la fonction que lui destinait son auteur mais est aussi ainsi censée perdre tout intérêt et même le potentiel distractif pour le lecteur. Je dis bien “censée” car à l'évidence, et pour des raisons qui me restent toujours mystérieuses, ce n'est pas le cas. Les descriptions pourtant parfaitement rédigées ne servent jamais la narration mais au contraire la desservent bien trop souvent, venant la charcuter, lui faire perdre ses enjeux, ou du moins la sensation de ses enjeux. Les personnages eux-mêmes apparaissent beaucoup trop artificiels. Non pas à cause de leur psychologie inexistante, bien que la mode actuelle ne semble cesser depuis plusieurs décennies de considérer cela comme une obligation, mais bien à cause de l'absence de vie qui anime ces personnages.
Je m'explique. Outre la psychologie donc, il est désormais communément admis depuis l'expansion du roman, il y a deux siècles de cela, qu'un personnage se doit d'avoir une personnalité propre. Dans ce genre de roman de fantasy, il est aussi nécessaire de développer les liens et les relations entre les personnages. Laborieusement apparaissent certaines relations, principalement entre les hobbits, principalement la relation de Sam envers son maître. Simple, sans grand intérêt, elle n'en reste pas moins extrêmement appréciable car c'est une quasi-obligation lorsqu'on passe tant de temps à décrire un groupe à l'aventure. Boromis, Aragorn, Legolas, Gimli et, dans une moindre mesure, Gandalf ne sont par contre jamais mus par une quelconque personnalité, par quelques traits de caractères. Tous ces personnages ne sont jamais caractérisés que par leur statut social et "historique", par leur lignée. Ces caractéristiques là sont développées et parfaitement cohérentes, imprégnant jusqu'à leur langage. Mais ils manquent toujours une âme, un cœur à ces personnages. A tel point, que les dialogues manquent cruellement d'efficacité car chaque personnage semble soliloquer en lançant des tirades qui ne semblent destinées à personne d'autres qu'à eux-même. Peut-être au lecteur, mais en aucun cas aux personnages auxquels elles se destinent pourtant.
Quel paradoxal contraste chez cet auteur réussissant à insuffler tant de vie à ses descriptions tout en réifiant à ce point ses personnages. Si le style esthétique de Tolkien ne souffre aucun reproche, son style narratif est tout aussi froid et peu efficace. Ainsi les descriptions ne s'intègrent jamais à la narration et celle-ci semble même chercher régulièrement le moindre prétexte pour ne pas être oubliée. Ce défaut est particulièrement sensible durant les premières centaines de pages, l'arrivée d'Aragorn l'atténue quelque peu par moments mais de manière irrégulière dans un premier temps. La constitution de la fraternité de l'anneau, après une bonne moitié de ce premier tome, atténue de manière plus régulière le caractère extrêmement laborieux de cette narration. Il est étonnant d'ailleurs de voir l'absence totale de discours indirect libre. C'est peut-être ce qui explique l'absence de sentiments des personnages durant tout ce tome. Seules quelques émotions les traversent, comme un vent sur la plaine, selon les aléas de leurs aventures.
Outre cette narration véritablement catastrophique, tout ceci apparaît complètement vain. Cette volonté de construire un monde, un contexte, au détriment de personnages vivants n'est pas toujours un problème narratif. C'est un principe très rare en fantasy mais assez courant dans de nombreux récits de science-fiction et principalement dans le sous-genre dystopique. Mais alors, l'intérêt de cet univers élaboré est évident, il est une mise en perspective de notre propre société, une volonté de porter un regard critique sur les structures sociales, historiques et technologiques qui influencent, voire déterminent même l'homme. Mais Tolkien affirme lui-même qu'il ne s'intéresse aucunement à notre propre monde, il ne souhaite que donner davantage de cohérence à son univers purement fictif et ne s'embarrasse guère du moindre projet philosophique, moral ou artistique. Il semble même très agacé par ceux qui souhaitent voir une quelconque allégorie dans ce roman, un quelconque parallèle avec notre monde. Ils ne nient pas qu'il est possible qu'on puisse percevoir quelques recoupements entre son roman et la réalité, mais cela ne serait jamais que le fruit d'un pur hasard. Hasard est un bien grand mot puisqu'en réalité, ces "recoupements" seraient dus à des mécaniques historiques et linguistiques essentielles, forcément partagées par notre monde. Mais, il s'agirait alors de se servir de son univers comme prétexte à une réflexion personnelle, comme lui-même se sert de la narration comme pur prétexte à la construction d'un univers. Si vous trouvez un quelconque intérêt philosophique, moral ou psychologique dans cette œuvre, Tolkien lui-même trouverait donc que vous extrapolez, et que vous tirez davantage ces conclusions de vous-même que de son œuvre. Paradoxalement, si ce roman avait été fait dans l'intention d'instruire son lecteur sur l'Histoire, il aurait été un merveilleux outil pédagogique. Mais nous avons finalement droit à un cours édulcoré d'Histoire d'un monde qui n'existe pas. Un jeu personnel de chercheur, d'architecte, qui n'est censé finalement être divertissant que pour son créateur lui-même. Au mieux, on peut admirer la virtuosité d'un travail, certes vain pour la communauté, mais considérable. Je ne connais, je l'avoue, aucun monde fictif qui fut créé avec une telle solidité et une telle minutie. Je ne connais pas non plus de projet aussi vain.
En réalité, un intérêt est censé subsister dans ce monde, c'est l'intégration d'une pensée catholique sur le mal. Cependant, bien que d'une culture foncièrement catholique, mis à part quelques formulations reprises, cette perspective du mal est, on ne peut plus clichée, artificielle, et sans véritable subtilité théologique. Certains le prétendent inspiré de Saint Thomas D'Aquin, dont il serait "probablement" familier. C'est possible, mais ce serait malheureux, car cela prouverait une lecture réductrice, limitée et sans intérêt, même bêtifiante, de celui-ci.
Je voudrais conclure sur ce mystère qui m'apparaît dorénavant encore plus fascinant qu'auparavant. Je peux maintenant apprécier les qualités stylistiques et esthétiques de Tolkien contrastant avec cette narration laborieuse. On pourrait presque associer à cette saga un projet artistique à la conception Parnassienne et architecturale de l'imaginaire. Bref, l'art pour l'art, un monde pour un monde, une histoire pour une Histoire. Ce genre de conception artistique a toujours existé, notamment au sein de milieux mondains et de communautés vaniteuses. Parfois discrètes du point de vue de l'histoire de l'art, parfois vivant leurs coups d'éclats, les œuvres qui découlent de ces mouvances sacrifient systématiquement l'approbation populaire à l'autel de l'orgueil.
Aujourd'hui de manière encore plus perceptible qu'auparavant, les succès populaires pardonnent très souvent aux romans les styles catastrophiques, voire honteux, mais jamais les catastrophes narratives. On peut écrire mal et toucher le "grand-public", tant qu'on narre avec talent. L'inverse n'est pas vrai. Et pourtant, voici Le seigneur des Anneaux, un phénomène qui ne se dément pas. Une œuvre qui devrait toucher les pédants et non la populace, le petit nombre et non la masse. Le peuple a-t-il vraiment lu ces bouquins ? C'est pourtant vraiment pas sa came au peuple ! Tolkien réussirait-il à changer le charbonnier en courtisan oisif ? Le bon vivant, amateur de charcuterie, en végétarien gastronome et anorexique ? A l'évidence non, car la fantasy populaire qui lui succède même dans ses évolutions, de Morcoock à Sanderson en passant par Martin, Edding, Hobb, Rothfuss, Weis et Hickman, tous se distinguent par une narration qui ne cède jamais à l'ambition poétique. Même ses prétendus héritiers directs dont on a tant critiqué le manque d'originalité n'ont pas repris cette formule particulière.
Incompréhensible ! Décidément, ce succès populaire me déconcertera toujours. Le mystère demeure...

Vyty
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le 9 déc. 2015

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Vy Ty

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