Le Baron Wenckheim a mis des années à arriver en France, saluons d’entrée le travail de traduction de Joëlle Dufeuilly, ainsi que les éditions Cambourakis, pour leur travail constant, dans la durée, pour traduire, éditer et faire connaître cet auteur certes encore un peu confidentiel, malgré une lutte acharnée de divers lecteurs et blogueurs pour qu’il soit lu, commenté, qu’on prenne en compte sa phrase et son atmosphère intellectuelle. Cet opus fut publié après que l'auteur a obtenu le Man International Booker Prize en 2015 et, si vous observez les recensions des livres de Krasznahorkai dans plusieurs langues européennes, il est très net que ce livre est considéré dans le monde anglo-saxon comme son chef-d’œuvre (peut-être parce que l'auteur venait d'y acquérir de la renommée), ce pourquoi, depuis que j’ai admiré Guerre & Guerre puis Mélancolie de la résistance à la fin de la décennie 2010, et que j’entrai donc dans cette œuvre que j’allais considérer rapidement non pas seulement comme l’une des plus importantes de l’époque contemporaine, à vrai dire la plus importante, vous savez, quand on se dit « c’est-lui-qui-mérite-le-plus-le-Prix-Nobel-aujourd’hui » (ne mentez pas, même inconsciemment ou avec mauvaise conscience, tout littéraire maintient ce schéma risible mais inéluctable dans son cerveau ; -nous ne sommes pas plus évolués que les amateurs de sport-spectacle, il est bon de le rappeler), ce pourquoi, donc, j’attendais ce livre avec impatience depuis près de trois ans. A cela s’est ajouté l’annonce de la traduction pour septembre 2022, j’attendais ce livre de pied ferme, je ne comptais lire que cela pour cette rentrée littéraire-là, et il n’est pas arrivé, apparemment pour du retard dans la traduction de Mme Dufeuilly, mais peu importe, il fallait prendre le temps de bien le traduire, ne rien faire trop vite, c’est mieux ainsi, cependant cette absence de Krasznahorkai à la rentrée littéraire de septembre 2022 a fait que je n’ai lu absolument aucun livre de cette rentrée littéraire, j’ai boudé, ne lisant que des auteurs morts, en attendant le 5 avril 2023, commandant le livre un mois à l’avance dans ma librairie habituelle, qui met habituellement un temps très long pour recevoir les ouvrages, mais il faut soutenir les librairies, alors tant pis, et voilà donc le message m’indiquant, le 4 avril 2023, que le livre était déjà arrivé, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi... Le Baron Wenckheim était donc bien arrivé dans la vie réelle ; c’est son arrivée au sein de la fiction qui allait poser problème, et justifier le titre, Le Baron Wenckheim est de retour.


L’auteur a indiqué qu’il considérait avoir écrit un seul roman durant toute sa vie ; le bandeau indiquant, sur la première de couverture, l’obtention du Man International Booker Prize, affiche une citation en ce sens sur la quatrième de couverture. En effet, le résumé succinct de l’intrigue montre un lien très net avec Tango de Satan : annonce du retour d’un personnage mythifié dans un petit village (Irimias / Wenckheim), branle-bas de combat dans ce village pour préparer son arrivée avec un enthousiasme délirant, le personnage étant attendu comme le rédempteur, celui qui va résoudre tout les problèmes (en l’occurrence ceux de cette « décharge à ciel ouvert qu’est la Hongrie », selon le mot de celui qui convainc Wenckheim de le prendre pour secrétaire), et le branle-bas de combat se passe très mal, après quoi on découvre le « rédempteur » mal à l’aise avec cette idée de rédemption, trouvant tout ce branle-bas de combat très mal à propre, voire se foutant pas mal de tous ces imbéciles qui l’accueillent en messie. La scène du train de Vienne à Budapest évoque quant à elle la première partie de La Mélancolie de la résistance ; « le professeur » vivant dans un cabanon après avoir quitté toute vie sociale par misanthropie est un type récurrent dans l’œuvre de Krasznahorkai ; les grands discours tenus par des personnages médiocres dans des lieux publics (bars, trains, rues) sont aussi des moments classiques de ses récits ; les bandes mafieuses sont aussi un thème récurrent. La différence notable qui apparaît dès le deuxième chapitre, c’est le contenu plus politique de l’œuvre ; certes, Tango de Satan était déjà un roman évoquant symboliquement le pourrissement de la Hongrie communiste dans les années 1980 ; cette fois-ci, c’est le pourrissement de la Hongrie de l’ère Orban, de manière plus explicite : le pouvoir central s’est effondré, la ville est aux mains des bandes de skinheads, qui voient dans le Baron Wenckheim celui qui va restaurer la Hongrie dans sa grandeur passée, alors que, nous qui voyions Wenckheim depuis la page 83, nous voyons que rien n’est plus éloigné de ses préoccupations, puisqu’il a seulement été criblé de dettes en Argentine où il ne peut plus vivre, et en profite pour revenir voir, par sentimentalisme puéril, son amour de jeunesse resté dans sa ville natale.


Je n’ai pas encore parlé du fait que la première phrase fait cinq pages et que la deuxième en fait dix. La profondeur de Krasznahorkai, plus que de sa phrase néanmoins de haute volée, c’est surtout le patient labyrinthe narratif, où chaque paragraphe commence du point de vue d’un personnage différent du précédent, rompant parfois la chronologie, laissant toujours des suspens, des effets d’attente, et créant plus généralement cette lenteur qui n’est qu’apparente, car le livre n’est que si on essaie de mettre bout à bout les « faits », mais l’important n’est pas dans les faits, le livre va très vite parce que les monologues intérieurs vont très vite, les dialogues vont très vite, on n’a, en vérité, pas un moment de répit. C’est là une différence très notable qui m’a toujours frappé avec les adaptations faites de ces romans par Béla Tarr, qui a choisi, avec l’assentiment de Krasznahorkai qui a toujours été au scénario, de faire des films terriblement lents, de constituer des épreuves pour le spectateur, particulièrement lors des 7 h 30 de Tango de Satan, livre qu’on eût très bien pu adapter en deux heures. Les romans de Krazsnahorkai sont certes barrés, néanmoins d’une manière radicalement différente de ses adaptations par Béla Tarr, barrées aussi intensément mais dans une autre structure.


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László Krasznahorkai affirme certes qu’il a toujours écrit le même livre, Le Baron Wenckheim est de retour faisant office de synthèse, mais il faut néanmoins notifier un changement stylistique, car si l’on appréciait Tango de Satan et Mélancolie de la résistance, c’est bien sûr pour son sens de la phrase et son atmosphère de pourrissement, mais aussi pour la puissance de l’intrigue, à savoir dans Tango de Satan l’impossible rédemption de péquenauds perdus au fond de la Hongrie dans leurs propres vices et péchés, dans Mélancolie de la résistance le retournement final, c’est-à-dire le fait que l’ambiance fantastique, avec la bête de l’apocalypse et la croyance des habitants à une fin du monde imminente, était en fait un élément monté de toute pièce pour effrayer les habitants et justifier l’émergence d’un système autoritaire se mettant en place à la fin du roman, -et c’est ce qui manque dans l’adaptation de Béla Tarr, Les Harmonies Werckmeister : il manque la fin du roman, c’est-à-dire tout.


Cependant, si le rythme des phrases était déjà puissant dans ses deux premiers opus, c’est dans Guerre & Guerre qu’il atteignit son grand point de virtuosité, sa maturité, et ce grand point d’orgue est conservé dans Le Baron Wenckheim est de retour, qui comme Guerre & Guerre est évidemment un livre barré, mais tout à fait lisible, on est en fait rarement perdu, comme j’ai pu l’être parfois dans Tango de Satan et dans Mélancolie de la résistance, parce qu’ici la construction, bien que faite d’ellipses, paralipses, analepses et prolepses, est martelée par l’usage du paragraphe, à savoir que chaque paragraphe forme une seule phrase de quelques pages (parfois apparaissent quelques phrases courtes en fin de paragraphes), du point de vue d’un personnage différent que celui du paragraphe précédent.


D’une certaine manière, pour quelqu’un qui a l’habitude des « Nouveaux romans », au sens large du terme, de toutes les œuvres qui ont fait éclater la vraisemblance et la chronologie (Woolf, Faulkner, Bernhard, Sabato, Kertész, etc.), les dernières œuvres de Krasznahorkai sont donc finalement assez claires, et cette clarté se retrouve également dans le propos, puisque l’auteur hongrois a visiblement voulu éclairer un malentendu sur son œuvre, peut-être lié là encore aux adaptations de Béla Tarr (vous aurez compris la certaine distance que j’ai avec ces adaptations, bien que sachant que Krasznahorkai était aux scénarios, qu’il a donc validé tout cela, -mais le chef-d’œuvre de Béla Tarr me paraît être Le Cheval de Turin, c’est-à-dire sous scénario de Krasznahorkai mais pas adapté d’un de ses livres, car dans les films de Béla Tarr je vois essentiellement ce qu’il manque par rapport aux romans, et cela me frustre, -à quoi s’ajoute l’idée absurde mais rampante qu’Andrei Tarkovski eût fait de bien meilleures adaptations de ces livres s’il eût vécu plus longtemps et eût connu ces œuvres), à savoir qu’on y a vu un simple trip métaphysico-mystique, une esthétique gratuite du pourrissement, une sorte de Cioran mis en roman, alors que, comme je l’ai dit plus haut, l’intérêt de Mélancolie de la résistance venait justement de sa fin (non retenue par Béla Tarr, d’où le malentendu), du fait que le pourrissement et la panique religieuse étaient en fait des instruments politiques.


Par ailleurs, en discutant ici ou là sur internet, m’est apparu ce fait : Krasznahorkai était souvent lu par des conservateurs, voire considéré comme conservateur par plusieurs personnes, parfois par des lecteurs dont j’estime la qualité de lecture, sans que j’aie pu comprendre d’où venait cette impression, car elle me semblait fausse, ou plutôt, il est indéniable que s’il y a esthétique du pourrissement et mélancolie d’une absence complète de sens de l’existence, c’est qu’il n’y a certes pas de place pour le progressisme, dont ce non-progressisme a pu être assimilé à du conservatisme, ce à quoi l’auteur répond ici de manière nette, avec une charge démentielle contre le nationalisme hongrois, je laisserai aux lecteurs le loisir de lire le chapitre « Aux Hongrois », qui se trouve vers la fin du livre et apparaît comme un feu d’artifice : rarement on avait aussi bien pissé sur le nationalisme, je n’ai rien lu de plus réjouissant depuis les passages de Thomas Bernhard sur l’Autriche, c’est une manière, je crois, de dire « vas-y, essaie de me récupérer, avec ça » à tous les conservateurs qui voudraient récupérer son œuvre d’une quelconque manière, avec un panache plus qu’amusant, -car il faut ajouter que, si Krasznahorkai créé toujours cette sorte de rire jaune né de l’humour noir, qu’on retrouve chez Beckett, Cioran, Bernhard ou Kertész, ce livre-ci est parfois franchement drôle.


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Il n’y a aucun possibilité de « divulgâcher » Le Baron Wenckhheim est de retour, car la fin n’a aucune espèce d’importance, un peu comme dans Guerre & Guerre, -autant dans Tango de Satan, où la fin correspond au début, ou dans Mélancolie de la résistance, où l’on découvre le pot aux roses dans ce qui m’a semblé un de meilleurs twists de l’histoire littéraire, autant cet opus-ci se laisse aller au délire final, c’est une explosion complète de non-sens, et il ne pouvait pas en être autrement dans un livre consacré au non-sens, un peu comme le final de Solénoïde, de Mircea Cărtărescu (Krasznahorkai, Tokarczuk et Cărtărescu constituent la trinité contemporaine d’Europe de l’Est), où Bucarest finit par s’envoler, l’air de dire : j’ai pondu un chef-d’œuvre, je le sais comme tu le sais, ami lecteur, cela n’aurait donc pas de sens que je produise une quelconque fin, et comme je traite quelque peu de métaphysique et de religion, une fin apocalyptique est la seule appropriée, une apocalypse sans révélation, une apocalypse non pas avant l’arrivée du Rédempteur, mais après qu’un rédempteur de pacotille eut été envisagé, puis eut finalement trahi ses stupides fidèles, -mais, de trahison, il n’y en avait que dans l’esprit des « fidèles », car le rédempteur n’avait jamais voulu sauver qui que ce soit, et en eût été bien incapable.


Nous arrivons donc à la fin du roman, il est évidemment difficile de se remettre à la vie courante, d’autant plus quand, comme dans mon cas, on n’a plus l’habitude de lire des œuvres de longue haleine, car ayant eu rapidement un premier enfant, j’ai pris l’habitude de lire entre les interstices, et donc, de lire court et vite, essentiellement dans le TER du matin et du soir (35 minutes le matin puis le soir, le temps de lire une nouvelle à chaque fois, ou un petit recueil de poèmes, ou un acte de pièce de théâtre, ou, comme je l’aimais à l’époque, un « petit traité de Pascal Quignard), puis lors des intercours, je fais une exception de temps en temps, une ou deux par an, il y eut par exemple Anna Karénine, que j’arrivai à lire car j’avais de longs trajets pour aller donner des cours particuliers, puis, chaque été, un grand opus, à savoir en 2021 Solénoïde de Cărtărescu, en 2022 Les Versets sataniques de Salman Rushdie, et donc aujourd’hui Le Baron Wenckheim est de retour, pour lequel j’ai eu un immense plaisir à organiser mon temps et mon énergie.


Terminant ce livre, je ne peux m’empêcher d’éprouver une pointe de romantisme, à me demander où se trouve Krasznahorkai en ce moment, non pas simplement par romantisme, en fait, mais parce que son opposition violente au nationalisme hongrois a dû lui valoir beaucoup d’incompréhension là-bas, je suppose, incompréhension qu’il connaît visiblement depuis longtemps, car il y a un passage, dans L’Ultime Auberge d’Imre Kertész, où ce dernier évoque de manière sibylline (sibylline pour tout non-hongrois) une violente polémique ayant concerné Krasznahorkai en Hongrie, tout deux, à savoir ceux qui pour nous sont clairement les deux plus grands auteurs contemporains hongrois, ont d’ailleurs vécu l’essentiel du XXIe siècle en Allemagne, n’en pouvant plus de l’atmosphère hongroise ; Krasznahorkai n’a pas, à ma connaissance (mais j’ai peu fouillé ses entretiens disponibles en ligne), écrit nettement sur cette question, mais Kertész, quant à lui, y décelait cette ironie noire, coutumière chez lui, c’est-à-dire que tout avait pour lui commencé en Allemagne (à Auschwitz puis Buchenwald), avait continué en Allemagne (puisque, de fait, à son retour en Hongrie, il connaissait bien l’allemand, et put donc devenir traducteur de l’allemand : Kertész traduisit Thomas Mann, Nietzsche, Goethe, et bien d’autres, c’était cela son –maigre- gagne-pain sous le communisme) et s’était terminé en Allemagne (en fuite de la violente bêtise de l’ère Orban).


On me demande souvent par quel Krasznahorkai commencer, et je répondrai donc pour finir : pas par celui-ci, pour la simple raison qu’il coûte vingt-sept balles, je ne veux pas que quelqu’un vienne m’alpaguer en me disant qu’il a claqué vingt-sept balles et que ça ne lui a pas plu (mais, aux gens qui m’avaient demandé des conseils concernant Krasnahorkai, j’ai toujours eu des retours positifs, -contrairement à Imre Kertész, que tout ceux à qui je l’avais recommandé avec enthousiasme ont peu apprécié, et c’est bien dommage), donc, il y a deux très belles éditions de poche dans la collection Babel d’Actes Sud, à savoir Guerre & Guerre (roman) et Seiobo est descendue sur Terre (recueil de nouvelles sur le thème de la beauté), ce dernier étant, à mon humble avis, son grand chef-d’œuvre.


Ai-je été trop dithyrambique ? Je ne sais pas faire autrement quand j’apprécie un livre, qui plus est un auteur dans son ensemble. De même que j’ai eu du mal à sortir du livre, j’ai du mal à sortir de ce texte, que je voudrais étendre encore (car je n’ai rien dit des scènes de délire intellectuel, par exemple celles liées aux réflexions du professeur, qui sont un passage obligé de chacune de ses œuvres ; et ce n’est qu’un élément manquant parmi des milliers d’autres), mais il faut bien s’arrêter un jour, et donc, comme je ne peux pas, contrairement à Krasznahorkai ou Cărtărescu, faire exploser la ville où se trouvent mes personnages, les faire mourir un par un avec une délectation morose, dans une explosion apocalyptique, je terminerai en remerciant chaque personne ayant permis la publication de ce livre, à savoir tous les gens de l’édition hongroise dont je ne peux même pas imaginer le nom, les éditions Cambourakis, la traductrice Joëlle Dufeuilly, les gens à la conception et à l’imprimerie, les jurés qui lui donnèrent le Man International Booker Price, je remercie par avance les jurés de l’Académie Nobel qui se feront une joie lui décerner enfin leur Prix de littérature, et enfin tous ceux qui auront eu la patience de lire ces quelques lignes jusqu’au bout.


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le 12 avr. 2023

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