Michel Clouscard est un marxiste « à l'ancienne ». C'est à dire, resté insensible aux élucubrations freudiennes et libertaires, et qualifié en conséquence de vieux réac, ou de « stalinien ».


Son propos est ici de détruire point par point tous les avatars de la « liberté » moderne, tout ce qui est communément accrédité comme un symbole d'émancipation, et qui seraient selon lui de pures émanations du capitalisme, sous sa forme la plus perverse ; donc des gages d'aliénation plus qu'autre chose.


Sa méthode se veut « anthropologique » : il entends analyser notre société, ses coutumes, ses rites et leurs implications profondes, comme un ethnologue qui étudierait des peuplades amérindiennes.
C'est un parti pris plutôt original et prometteur, que de vouloir aller « au fond des choses » et analyser les moindres petits rituels insignifiants de notre vie moderne, car c'est précisément dans leur aspect « insignifiant » (mécanique, inconscient, habituel) qu'ils tiennent toute leur profondeur explicative. « C'est le frivole qui permets d'accéder à la totale compréhension du sérieux ».


Il s'intéresse, en bon sociologue, aux choses « triviales », que d'autres penseurs ou philosophes dédaignent avec une arrogance qui, bien souvent, n'est pas justifiée, et peut masquer une certaine inconséquence intellectuelle, une forme de conservatisme mondain.


D'emblée, il entends prendre le contre-pieds de Bourdieu, de Boudon et de la sociologie institutionnelle française (qui avait grosso-modo la même contenance et les mêmes références qu'aujourd'hui – positivisme, structuralisme, approche quantitative, le tout mâtiné d'idéologie gauchiste). Lui prône une approche qualitative, qui refuse de tout réduire à des chiffres, à des tableaux de statistiques, et authentiquement marxiste, c'est à dire une approche holistique, profondément matérialiste, axée sur l'économie et sur les rapports de production, qui refuse en bloc tout spiritualisme, ainsi que tout psychologisme ou sentimentalisme « bourgeois ».


Voyons où cela nous mène. Si sa démarche comme sa pensée peuvent être intéressantes et profondes par certains aspects, Clouscard a pourtant un gros handicap : c'est un hégéliano-marxiste de pure obédience. Ceci s'en ressent, dans sa méthodologie comme dans ses conclusions.


La méthodologie, d'abord : le système qu'élabore Clouscard au fil de l'essai semble se suffire à lui-même, s'élaborer indépendamment des modalités du réel ; il tente plutôt de l'y faire plier. Là ou l'homme de science rigoureux se doit de déduire les systèmes de son observation du réel, lui élabore un système puis fait rentrer -de force- des bouts de réel dedans. C'est là un écueil qui semble se retrouver souvent chez les philosophes marxistes… la méthode philosophique et dialectique d'Hegel, couplée à un contenu matérialiste. Ainsi nous assistons à un vertigineux déluge de démonstrations, en équilibre précaire entre le ralliement et la déconnexion pure et simple au réel.


Certaines associations sont d'ailleurs tellement vertigineuses qu'elles « décollent » ni plus ni moins. Tout hégélien qu'il est, il s’emballe dans des constructions à demi-métaphoriques, qui sous couvert de matérialisme et de rigueur sont en fait purement gratuites, plus esthétiques qu'autre chose. Et là, les lecteurs hégéliens diront que c'est « génial », alors que concrètement, ça tourne à vide.


Peut-être que certaines subtilités de son raisonnement m'échappent, j'avoue que je suis loin d'être un habitué de la philosophie marxiste. Il faut dire que je suis un peu trop « réaliste » pour pouvoir digérer ce genre d'essais qui se rapprochent parfois plus de l'exercice stylistique (dans l'élaboration des systèmes, pas forcément dans le style d'écriture) que de l'analyse rigoureuse.


Car en termes d'analyses, là aussi on se demande bien d'où notre ami puise sa matière explicative. Ne vous attendez point à tomber sur des rapports d'enquête, des exemples concrets, certainement pas ! Ici, tout ne sera que pure abstraction. Clouscard se contente de faire plus ou moins appel à notre inconscient collectif, lorsqu'il explique les modalités de l’initiation mondaine et sa logique globale. On en revient aux remarques précédentes sur la méthode hégélienne. Alors, certes, l'ouvrage est un essai, et nous savons bien qu'un essai est censé pouvoir se passer de travaux d'observations ou de données statistiques, ou autres formalités universitaires. Mais tout de même ! il faut bien un minimum. Ne serait-ce que pour avoir l'assurance que nous parlons bien de la réalité, et pas d'un songe fumeux sorti de quelque esprit imaginatif.


Passons pour la forme. Le fond, maintenant : Clouscard arrive malgré tout à mettre le doigt sur des mécanismes foncièrement intéressants. Son mérite, c'est de montrer l'indigence profonde du freudo-marxisme et des idéologies permissives, de cette social-démocratie libertaire qui est l'avatar de la nouvelle bourgeoisie. Le « gauchisme » est donc définitivement une trahison et un dévoiement de la gauche originelle, de la « gauche du travail », telle que l'entendent les marxistes de première obédience. Un ralliement à l'oisiveté bourgeoise, pour les couches les plus intellectuelles, et à l'abrutissement libéral pour les couches d'en dessous. Clouscard en vient à montrer, au détour de quelque démonstration, que beaucoup de gestes que l'on nous apprends (nous, les enfants de la modernité) à considérer comme émancipateurs sont en fait des gages suprêmes d'aliénation et de soumission à la logique libérale. Il décrit comment le capitalisme a dû, pour implanter sa suprématie finale, détruire pas à pas ce qui restait de la Tradition, des vieux interdits ancestraux, des anciens modes de vie, des anciens modèles culturels de l'Occident, qui étaient autant de limitations à sa brutale expansion. Ainsi la modernité libérale détruit-elle conjointement ses deux adversaires mortels : le marxisme et le traditionalisme.


Clouscard étant, naturellement, beaucoup plus marxiste que traditionaliste, et quoi qu'il arrive foncièrement matérialiste, s'inquiète moins de la décrépitude spirituelle de notre société que de son éloignement décisif de l'idéal communiste. Ainsi, selon sa vision de marxiste pur et dur, il voit dans tout ces processus un immense complot du « capitalisme », comme s'il s'agissait d'une entité existant pour elle-même. Ce qui est probablement une vision faussée… Ce système capitaliste et libéral pourrait tout aussi bien n'être qu'au service d'un projet idéologique et philosophique bien précis, préalablement pensé, et pas seulement l'émanation d'une sorte d'instinct de domination d'une classe bourgeoise qui s'accrocherait à ses privilèges pour leur valeur intrinsèque. Cette éventualité nous paraît plus rationnelle que la sempiternelle explication matérialiste des rapports humains. Mais c'est déjà là une autre question.


En conclusion, nous dirons que cet ouvrage, s'il peut être pénible à la lecture et s'il ne réponds pas toujours aux impératifs les plus basiques de l'adéquation au réel, comporte malgré tout en lui une démarche salutaire, celle de montrer le piège et l'escroquerie que constituent cette sociale-démocratie libertaire et son attirail d' « émancipation » massive, en définitive mensongère. C'est ce que nous retiendrons au final, que l'on soit d'accord ou non avec les postulats fondamentaux du marxisme.

Titiwilly
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le 9 août 2015

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