"L'enfant nouveau qui vit en ma demeure

me donne une main à moi

et l'autre à tout ce qui existe

et nous foulons ainsi tous les trois les chemins de hasard,

avec des sauts et des chants et des rires,

tout à la joie de notre commun secret

qui est de savoir en tout lieu

qu'il n'y a pas de mystère en ce monde

et que toute chose vaut la peine d'être vécue"


Ce passage éclaire fort bien la personnalité d’Alberto Caeiro (prononcez "Kaèïrou"), premier personnage et auteur du premier recueil de ce livre. Des vers lumineux et pleins d’humanité évoquant un Enfant Jésus libéré du dogmatisme dans lequel la religion l’a enfermé. Ce Doux Jésus à lui, dont l’histoire est "aussi véritable que tout ce que pensent les philosophes ou qu’enseignent les religions".

Dans ce long poème d’une irrévérence jubilatoire et libératrice, le poète s’identifie à cet enfant "non pensif" qui éprouve son existence par ses résonances sensorielles et perceptives. Touché, sentir, voir et entendre c’est vivre pleinement et toute réflexion tentant d’en saisir le secret viendrait interrompre cette présence au monde. Il va même plus loin : penser ainsi, c’est cesser d’exister. C’est mourir en cessant d’aimer.

Il n’envisage que la seule vérité intérieure, une vérité de l’émotion, libérée d’une philosophie qui l’éloignerait trop de l’intime compréhension de la nature.

Sa poésie ne serait donc alors qu’une simple échappatoire à une vague angoisse existentielle ? Pas vraiment, pour lui l’écriture n’est pas une finalité en soi.

"J’habite le possible / maison plus belle que la prose" écrivait déjà Emily Dickinson.

La fleur ne sait rien de ses couleurs ni de ses odeurs enivrantes, mais c’est sa joie d’exister ainsi. De même que l’arbre aux branches gelées ignore tout du printemps qui lui rendra une sève pleine de vie.

L’éternité n’est pas un long sommeil oublieux mais la vie même dans l’étincelle de l’instant présent, tel qu’il est.


Alvaro de Campos est un ingénieur maritime. Il rencontre Caeiro à Lisbonne à son retour d’un voyage en Orient par l’intermédiaire d’un cousin. Fasciné par le personnage il se met lui-même à écrire. Il appelle Caeiro « mon maître » mais ne deviendra jamais réellement son disciple. Il aurait sans doute beaucoup aimé l'être, mais ils ne vivent pas dans le même monde. Caeiro ne demande rien à la vie, De Campos en demande trop.

Sa poésie a la mélancolie des romantiques et est façonnée dans la pâte humaine. Le don fait au poète pense-t-il est d’embrasser toutes les émotions, toutes les joies et tous les espoirs, mais aussi les angoisses et leurs cortèges de névroses.

"Je me suis multiplié pour m'éprouver,

pour m'éprouver moi-même il m'a fallu tout éprouver.

J'ai débordé, je n'ai fait que m'extravaser,

je me suis dévêtu, je me suis livré

et il est en chaque coin de mon âme un autel à un Dieu différent.

Ma bouche a reçu l'épais baiser de toutes les rencontres, dans mon cœur se sont agités les mouchoirs de tous les adieux.

Tous les appels obscènes du geste et des regards

me fouillent tout le corps avec leur centre dans les organes sexuels.

J’ai été tous les ascètes, tous les parias, tous les oubliés

et tous les pédérastes - absolument tous (il n'en manquait pas un) -,

rendez-vous noir et vermeil dans les bas-fonds de mon âme ! "

Dans le monde crépusculaire qui est le sien, le poète est mis à nu dans sa quête éperdue d’identité et angoissé par le néant s’ouvrant dans son âme.


Fernando Pessoa a composé le premier recueil du livre un matin de mars 1914. La première phrase qui lui vient à l’esprit est "O Guardador de Rebanhos" (Le gardeur de troupeaux) et c’est debout qu’il écrira quasiment d’une traite ces quelques 31 poèmes.

Il dira lui-même : "Ce qui suivit fut l'apparition en moi de quelqu'un, à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caeiro. Excusez l'absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi".

Aujourd’hui est le plus beau jour de notre vie.

Hier est révolu et rien ne sera pareil demain

DanielO
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le 13 mars 2023

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DanielO

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