De l'amusement concomitant au regard des gens quand je lis ce genre de bouquins dans le métro.

Après une longue absence de critiques, je m'y remets. Faut m'excuser, je lisais Game of Thrones cet été, et avant j'écrivais mon mémoire. Mais, bande de petits chanceux, j'ai un nouveau mémoire à écrire cette année, alors c'est reparti pour les lectures croustillantes, hophophop.


Je n'avais point encore lu ce cher Restif de la Bretonne, assez dénigré par les grands pontes universitaires (= mes profs, quoi), comme un auteur libertin mineur pas assez immoral pour égaler Sade, pas assez original pour se démarquer de ses innombrables consorts. Il y a en effet un peu de Sade chez Restif : la tentative de structurer la prostitution, de légiférer dessus, d'en faire un "mal nécessaire" le moins mauvais possible, est un moyen de critiquer l'immoralité des moeurs humaines, tout en se donnant le droit d'en parler. Pour autant, Restif ne jouit pas de simulacres de fausse morale faits pour mieux se vautrer dans la luxure, comme le fait Sade ; au contraire, ce débauché libertin dont la connaissance de la prostitution est d'abord pratique (ben oui hein, il parle de ce qu'il a testé, soyons réalistes) semble véritablement tenter d'échapper aux railleries qui visent sa débauche personnelle en blâmant le vice et en voulant le moraliser, le réformer, avec un incroyable zèle. On aura pu donc le voir comme un libertin culpabilisant de n'être pas vertueux, comme tant d'autres, et décider qu'il n'était pas intéressant.


Il s'agit donc pour Restif d'être le "pornographe", c'est-à-dire celui qui écrit sur la prostitution, en vue de la réformer - d'où titre et sous-titre. Pour ce faire, et pour égayer son lecteur, il enrobe son essai d'une couche de romance épistolaire assez simple mais pas trop mal faite : d'Alzan, le héros, écrit à des Tianges ses remarques sur la prostitution ainsi que quarante-cinq (!) articles très détaillés, fouillés, précis, visant à la réformer, avec force morale mais aussi, avouons-le, force bon sens, le tout dans des lettres expliquant ses amours naissantes avec Ursule, la soeur cadette de la femme toute neuve du fameux des Tianges, Adélaïde. (Je récapitule : d'Alzan est le meilleur pote de Des Tianges ; des Tianges est marié à Adélaïde ; Ursule est la soeur d'Adélaïde et la future épouse de D'Alzan.) On peut voir dans d'Alzan l'incarnation de la quête de vertu de Restif lui-même : ancien inconstant, le héros et principal auteur des lettres tombe éperdument amoureux d'une jeune femme parfaite à tous égards, et renie sa vie passée (incarnée par la D***, une méchante libertine fourbe et vulgaire). Bon c'est foutrement manichéen, et foutrement sexiste ; le procédé de recouvrement de l'essai par l'intrigue romanesque est grossier ; mais au final, ça permet de lire facilement le petit ouvrage, et bien que l'issue heureuse ne fasse de doutes pour personne, c'est assez mignon. De toute évidence, il s'agit d'une aventure à valeur idéale, allégorique même : l'histoire de D'Alzan illustre comment la prostitution devient inutile et outrageante pour l'homme dès lors qu'on se met en ménage sainement, qu'on aime, qu'on est aimé, patati patata. Ce n'est toujours pas d'une subtilité extrême, mais ça ajoute une dimension un peu philosophique à ce qui ne serait autrement qu'un conte dispensable. En plus, c'est très bien écrit (notons les origines paysannes de Restif, et les sarcasmes de Sade qui se demandait où son rival avait bien pu trouver le ton du monde, alors qu'il fréquentait les bordels et était d'obscure naissance).


J'ai dit "sexiste". Et on en vient à l'intérêt de l'oeuvre pour mon travail de recherche etc. Le Pornographe se fait le chantre du sexisme ordinaire à l'époque : les femmes peuvent être divisées en deux catégories - femme vertueuse vs femme viciée. Evidemment, la prostitution dont parle Restif est EXCLUSIVEMENT une prostitution féminine, et les femmes portent donc le poids de leur nymphomanie, et de leur vénalité, sur les épaules. Les hommes sont certes coupables d'entretenir le phénomène en étant dans la demande, mais les femmes sont mille fois plus accablées de jugements péjoratifs. On retrouve la dialectique miel/poison, fleur/serpent, dans la rupture entre l'apparence et les intentions perverses, par exemple. Les femmes sont impures, cruches, dangereuses, et maléfiques... Ou alors elles sont angéliques, vierges, modestes, honnêtes (avant dêtre perverties par de méchantes maquerelles). Tout ça est à la fois très drôle (les envolées lyriques de Restif dans sa peinture des prostituées sont amusantes) et très irritant (euphémisme).


Néanmoins, après une introduction des plus plates et pleine de bons sentiments moralisants insupportables faits pour plaire aux censeurs du siècle, on passe au contenu : et là, surprise, s'il reste évidemment sexiste et profondément ancré dans des mentalités où l'homme entretient et la femme reçoit, le règlement de la prostitution proposé est... passionnant, et diablement intelligent ! Je note surtout qu'il s'efforce sans cesse de préserver la liberté des prostituées tout en leur permettant d'ériger leur fonction en un travail sinon honorable, au moins respectable. Ainsi, elles auraient des heures de travail fixes ; mais elles auraient surtout de nombreux droits et obligations visant à adoucir leur sort : droit de refuser un client, obligation de n'avoir qu'un client par jour, obligation de suivre des cours pour en faire des femmes cultivées, droit de se parer comme elles le souhaitent avec un revenu fixe consacré à leurs dépenses vestimentaires... Le tout régi par des gouvernantes, qui sont elles-mêmes prostituées. Restif imagine ainsi une sorte d'abbaye de Thélème de la prostitution, un endroit clos où toutes les prostituées doivent vivre, mais d'où, paradoxalement, chacune peut partir quand elle le souhaite (tout en étant pourvue de tout le nécessaire pour entamer une vie honnête). Car le point essentiel sur lequel insiste Restif est le libre choix fait par les femmes de se prostituer, et que PERSONNE ne peut leur retirer (par exemple, un parent n'a pas le droit de vouloir retirer de force sa fille du bordel). La maison close (car c'est bien ce que propose Restif) apparaît comme une sorte d'asile, de maison familiale (car y grandissent les enfants des prostituées, destinés à des métiers divers et pas forcément à la prostitution, selon leur sexe, leur constitution, et leurs désirs) - bref, un lieu idéal (qui ne se dit pas tel) dans lequel la seule ombre est... la pratique sexuelle.


Le règlement de Restif demeure silencieux, en fait, sur les pratiques. On n'est pas chez Théroigne où l'on peut parler sodomie, règles, fustigation. Ici on aborde pudiquement la question de la grossesse, et des maladies vénériennes, mais point de détails grossiers : le cul, ça reste dans la cabine privée de la prostituée... Mais on comprend que si tout le monde est consentant, tout va bien.
Pour conclure : Restif veut faire de la prostitution à la fois un métier comme un autre, et un mal à contenir entre les murs d'une maison close dans l'intérêt de tous - et des filles elles-mêmes, protégées par l'Etat car indispensables à la nation. La prostitution pourrait alors devenir une parenthèse dans la vie du pays, une parenthèse bien réelle mais non dangereuse, soumise à la moralité de la société, sans risques de maladie ou de multiplication des vices.


Reste à savoir si l'on peut encore exploiter de telles idées aujourd'hui, et dans quelle mesure, dans le débat bien vivant sur la prostitution.

Eggdoll

Écrit par

Critique lue 361 fois

3
5

Du même critique

L'Insoutenable Légèreté de l'être
Eggdoll
10

Apologie de Kundera

On a reproché ici même à Kundera de se complaire dans la méta-textualité, de débiter des truismes à la pelle, de faire de la philosophie de comptoir, de ne pas savoir se situer entre littérature et...

le 11 mars 2013

152 j'aime

10

Salò ou les 120 journées de Sodome
Eggdoll
8

Au-delà de la dénonciation : un film à prendre pour ce qu'il est.

Les critiques que j'ai pu lire de Salo présentent surtout le film comme une dénonciation du fascisme, une transposition de Sade brillante, dans un contexte inattendu. Evidemment il y a de ça. Mais ce...

le 6 mai 2012

70 j'aime

7

Les Jeunes Filles
Eggdoll
9

Un livre haïssable

Et je m'étonne que cela ait été si peu souligné. Haïssable, détestable, affreux. Allons, c'est facile à voir. C'est flagrant. Ça m'a crevé les yeux et le cœur. Montherlant est un (pardonnez-moi le...

le 21 mars 2017

49 j'aime

5