Grosse nouvelle ou petit roman, ce texte très court nous narre l'histoire d'une passion amoureuse interrompue par un exil consenti, celle de Louis, jeune protégé d'un magnat de l'industrie envoyé au Mexique pour y développer les affaires, et de l'épouse du dit-magnat, tombée sous le charme du jeune homme. Presque Le Rouge et le Noir : entre l'amour et l'ambition il faut choisir, Louis fait primer la brillante carrière qui s'offre à lui. Non sans tiraillements, qui se poursuivront dans ces contrées exotiques. De retour 10 ans plus tard, après la guerre, les deux se retrouvent. La flamme sera-t-elle intacte ?

J'active le Spoiler pour révéler que non. Enfin, plus subtilement si, elle est intacte, mais la relation n'est plus possible. On ne peut pas effacer ces dix ans, même si l'un et l'autre sont toujours amoureux. Ils se rendront dans un hôtel sans pouvoir franchir le pas.

Le passé remonte, à la faveur d'un poème de Verlaine, jouant ici le rôle de madeleine de Proust. Toutes proportions gardées : là où Proust déployait la description minutieuse d'une sensation sur de nombreuses pages, Zweig expédie la chose en deux paragraphes. Page 99 :

(...) Il se concentra, que cherchaient à lui dire ces ombres qui cheminaient, dans ce bois qui s'endormait : ce devait être des paroles, une situation, une expérience vécue, entendue, ressentie, comme enveloppée dans une mélodie, une chose enfouie tout au fond de lui, qu'il n'avait pas perçue depuis des années.
Et cela éclata soudain, éclair déchirant l'obscurité du souvenir : c'était bien des paroles, un poème qu'un soir elle lui avait lu dans sa chambre.

Suit le dit-poème de Verlaine... Un joli passage, mais qui rappelle trop le morceau de bravoure proustien pour ne pas souffrir de la comparaison.

Plus singulier est Stefan Zweig lorsqu'il décrit la chambre que retrouvent les deux anciens amants, page 75 :

Mais dès qu'un brusque jet de lumière crue fit irruption dans la pièce, ce fut comme si les objets étaient soudain doués d'un regard et, inquiets, effrayés, s'animaient. Tous, ils s'avançaient, éloquents, porte-parole importuns d'un souvenir. (...) partout il sentait, ravivés par sa passion désormais brûlante, incandescente, des signes et des messages qui venaient d'elle, de cette femme qui était à côté de lui, respirant en silence, violemment étrangère, le regard détourné, insaisissable. Et ce silence qui régnait depuis des années, épais et accumulé dans cette pièce, enflait désormais considérablement, comme effrayé par la présence d'êtres humains : il ressentait un poids qui oppressait ses poumons et son coeur accablé.

Magnifique. Cette description fait d'ailleurs écho à celle de la pièce où pénètre Louis, la première fois, chez le Conseiller, au début du roman. Page 21 :

Et lorsque, ensuite, le serviteur le conduisit dans la chambre destinée aux invités, dotée de trois fenêtres [un détail signifiant], qu'il était censé occuper, il fut submergé par le sentiment d'être un intrus qui n'avait rien à faire là : lui, qui hier encore vivait dans une petite chambre ouverte aux quatre vents sous les toits avec un lit en bois et une cuvette en fer, on voulait qu'il se sente chez lui dans cet endroit où chaque objet, d'un luxe insolent et comme conscient de sa valeur marchande, lui lançait des regards railleurs, lui signifiant qu'ici, il n'était encore que toléré. Ce qu'il avait apporté, et lui-même à vrai dire, vêtu comme il l'était, se tassaient piteusement dans cette vaste pièce irradiée de lumière.

La description se poursuit page suivante. Un pauvre qui découvre le luxe, j'ai pensé à Ivresse de la métamorphose, peut-être mon texte préféré de Zweig. Un troisième passage fait s'animer les objets, lorsque la femme laisse Louis un instant seul dans la pièce. Page 69 :

Et lorsque, appelée pour un moment au téléphone, elle le laissa seul dans la pièce, le passé l'assaillit sauvagement de toutes parts. Tant que régnait sa radieuse présence, cette voix incertaine se tenait coite, mais à présent chaque fauteuil, chaque tableau remuait doucement les lèvres et, tous, ils s'adressaient à lui, inaudibles chuchotements, compréhensibles et manifestes pour lui seul. (...) Elle revint dans la pièce, sereine, comme si de rien n'était, et les objets se tinrent cois de nouveau.

Mais la description souveraine de cette inconsistance de leur relation qu'ont créé les années de séparation se trouve page 98, de la plus belle des manières, lorsque les deux cheminent côte à côté :

Ils ne croisaient personne, seules leurs ombres glissaient en silence devant eux. Et chaque fois qu'un réverbère éclairait leurs silhouettes à l'oblique, leurs ombres se mêlaient, comme si elles s'embrassaient ; elles s'allongeaient, comme aspirées l'une vers l'autre, deux corps formant une même silhouette, se détachaient encore, pour s'étreindre à nouveau, tandis qu'eux-mêmes marchaient, las et distants. Il regardait, comme en exil, ce jeu étrange, la fuite suivie d'une étreinte sitôt défaite de ces silhouettes sans âmes, de ces corps ombreux, qui n'étaient pourtant que le reflet des leurs, il regardait avec une curiosité maladive se dérober et se rejoindre ces figures inconsistantes, et il en oubliait presque celle qui était bien vivante à côté de lui, au profit de son image noire, glissante et fuyante.

La passion qui les habitait était pourtant brûlante : Zweig y met, comme toujours, de la grandiloquence pour la décrire, ce qui suscite invariablement en moi un peu d'agacement. Par exemple, lorsque je lis, page 69, à l'idée de devoir quitter la femme qu'il aime :

Ce fut une explosion violente, élémentaire, une douleur physique traumatisante, évidente, un ébranlement de tout son être, depuis le sommet du crâne jusqu'au tréfonds de son coeur, une déchirure qui illumina tout, comme l'éclair dans le ciel nocturne ; et alors, dans cette lumière aveuglante, il eût été vain de ne pas reconnaître que chaque nerf, chaque fibre de lui-même s'épanouissait dans un amour pour elle, la bien-aimée.

Et, page suivante :

Il se souvenait du frisson qui l'avait parcouru, depuis le bout des doigts jusqu'à la nuque, quand sa main avait par hasard frôlé la sienne au théâtre : cent vibrants souvenirs de ce genre, petits riens à peine perçus, s'engouffraient à présent, comme à travers des écluses grandes ouvertes, dans sa conscience, dans son sang, et tous atteignaient directement son coeur.

On est soudain proche de la collection Harlequin ! Moins mon truc... Pourtant, et c'est ce qui m'a plu dans ce Voyage, il est finalement très réaliste : la passion doit être nourrie pour survivre. Loin des yeux, loin du coeur, en somme, comme l'exprime admirablement Zweig page 59 :

Et pourtant : alors qu'il s'imaginait encore n'en jamais pouvoir aimer qu'une, les rets de sa passion se défirent peu à peu en lui. Il n'est pas dans la nature humaine de vivre, solitaire, de souvenirs et, de même que les plantes, et tous les produits de la terre, ont besoin de la force nutritive du sol et de la lumière du ciel, qu'ils filtrent sans relâche, afin que leurs couleurs ne pâlissent pas et que leur corolle ne perde pas ses pétales en fanant, ainsi, les rêves eux-mêmes, même ceux qui semblent éthérés, doivent se nourrir un peu de sensualité, être soutenus par de la tendresse et des images, sans quoi leur sang se fige et leur luminosité pâlit.

Du vrai Proust pour le coup. Ce Voyage dans le passé prend parfois des allures de Recherche du temps perdu. Toutes proportions gardées.

7,5

Jduvi
7
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le 5 mars 2023

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Jduvi

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