Désormais bien connu pour ses observations romanesques de l’Angleterre contemporaine, Jonathan Coe poursuit dans cette veine sous une forme nouvelle mêlant le pastiche littéraire à la satire politique et sociale. Sur fond de bouleversements récents – l’arrivée de Liz Truss au pouvoir et la disparition d’Elizabeth II –, il tisse une intrigue chorale alternant présent et années 1980, qui interroge l’héritage du néolibéralisme, la fabrication des récits politiques et la manière dont les individus tentent de se situer dans une mémoire collective en tension.


Les trajectoires de plusieurs personnages s’y croisent autour d’un manoir, cadre d’un séminaire organisé par un cercle conservateur, où ressurgissent les tensions idéologiques des années Thatcher. La découverte d’un cadavre interrompt les débats et déclenche une enquête menée par une inspectrice en fin de carrière, épaulée par deux jeunes femmes proches de la victime. Blogueur politique engagé et farouchement anti-conservateur, l'homme assassiné menait lui-même des investigations sur les jeux d’influence impliquant certains membres des cercles intellectuels de Cambridge. L’affaire met au jour les liens entre sphère privée et luttes idéologiques, dans une société britannique où les démons du thatchérisme trouvent un écho dans le trumpisme contemporain.


Cette matière romanesque alimente une construction narrative à la fois ludique et rigoureuse, qui mobilise les codes du whodunit – enquête, fausses pistes, révélations progressives – pour les détourner au profit d’un dispositif critique. L’enquête constitue un levier d'exploration des récits concurrents, des silences familiaux et des fractures générationnelles, dans un monde où la vérité se négocie autant qu’elle se découvre. Le manoir, lieu clos et symbolique, cristallise ces tensions, révélant les lignes de faille entre mémoire intime et idéologie dominante, entre héritages refoulés et récits recomposés.


Le roman conjugue ainsi les ressorts du divertissement narratif avec une réflexion aiguë sur les dérives du pouvoir et les mécanismes de l’oubli. Dans ce jeu de miroirs entre passé et présent, fiction et politique, il sollicite une prise de conscience. Toute enquête – policière ou historique – engage des questions de point de vue et de pouvoir, et le roman s’impose comme un espace critique où s’élabore une lecture lucide des tensions qui traversent la société britannique contemporaine.


Si l'on se perd avec plaisir dans ce récit ironique aux allures de labyrinthe qui emboîte ses multiples niveaux – dialogues, documents, souvenirs – dans une mécanique aussi inventive que maîtrisée, on peut aussi regretter que, dans sa finesse de traitement, le propos politique semble y perdre en mordant, le parallèle entre les années Thatcher et l’ère Trump ne restant jamais qu’esquissé. L'ensemble amuse, intrigue et séduit, mais laisse poindre une réserve : celle d’un regard acéré qui, malgré sa justesse, semble s’arrêter au seuil de la confrontation, pour une oeuvre au final presque plus mélancolique que caustique. Coup de coeur.


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