Incontournable Mai 2022



Je profite de cette critique pour partager un constat de libraire jeunesse. À l'aube de ma septième année en librairie jeunesse, je commence à percevoir certains "groupes" de romans. Certains sont les populaires du moment, véhiculés souvent au sein des enfants ou des ados comme des livres à avoir lu, ou par quelque influenceuse que ce soit, mais qui ne marquent pas par leur pertinence ou leur plume. Des Pop-sellers, donc. Certains sont de pâles copies d'autres œuvres, d'auteurs et autrices qui surfent sur la vague du succès d'un roman ( nombreux ceux-là). Certains sont des pépites, boudées parce que "pas assez cool". Il y a les classiques, également, qui ont survécu au passage du temps, mais dont certains manquent d'écho dans nos sociétés contemporaines, alors que d'autres sont toujours étonnamment porteurs d'actualité.


Certains, enfin, sont comme ce roman, des œuvres marquantes, parce qu'elles aussi belles que pertinentes et semblent respirer de sincérité. J'ai envie de dire que c'est à leur aspect intemporel qu'on reconnait ce groupe, un peu comme de bons prospects au rayon des classiques. C'est le genre de roman qu'on pourrait encapsuler pour témoigner la richesse de la littérature jeunesse, bien au-delà d'un froid chiffre de vente et du tapage marketing qui rend le monde du livre si inégal. C'est également un groupe de livres jeunesse dont j'estime que les adultes devraient lire au moins une fois dans leur vie. Les romans de ce groupe sont plus nombreux qu'on veut bien le croire, mais il faut savoir leur donner leur chance. C'est souvent là qu'entre en jeu les libraires, les bibliothécaires et autres acteurs du livre qui n'ont pas de parti prit. Ce ne sont pas souvent ces livres qui feront les machettes, non ça c'est trop souvent pour les romans gras, vides et outrancièrement grandiloquents qui en jouissent ( oui je reconnais un certain cynisme ici), parce que ces temps-ci, le divertissement facile, comme critère, supplante largement la qualité d'écriture et d'histoire.



Bref, tout ça pour dire que ce roman est magnifique, qu'il aura encore sa pertinence dans 50 ans et qu'il met en lumière ce que la littérature jeunesse peut faire de mieux, à savoir des histoires touchantes, magiques et qui ramène à l'essentiel. Le genre de romans qui rend mon travail formidable, ne serait-ce que pour la joie de tomber sur eux et de leur chercher un digne lectorat ensuite. Mon humble et impertinent avis, bien sur.



L'histoire: Archibald est libraire à la librairie de Bellécorse, un haut lieu du livre pour les voyageurs du papier et les rêveurs sans limites. Entre ses murs boisés, sculptés à même le cœur d'un chêne pour abriter ce sanctuaire du savoir, ne reposent pas que des romans et des albums, mais également des mémoires. Ferdinand Taupe les y a déposé, près de trois décennies plus tôt, mais aujourd'hui, d'un pas empressé qui trahit une certaine nervosité, le voilà qui les réclame. Malheureusement, le jeune libraire les a vendus à un lecteur de passage dont il ne peut se rappeler le visage. Souhaitant venir en aide à ce triste monsieur qui cherche sa femme, entre deux souvenirs presque envolés, Archibald s'engage pour une aventure qui changera sa vision du monde, aux côté d'un personnage à la mémoire qui s’effiloche, mais dont le cœur, lui, ne saurait mentir.



Vous l'aurez comprit: Monsieur Taupe souffre de la maladie qui bouleverse tant de familles dans nos sociétés: La maladie d’Alzheimer. Dans l'univers de la forêt de Bellécorse, cette maladie dégénérescente prend le nom D'Oublie-Tout. Monsieur Brun-Arnaud a travaillé auprès de cette clientèle durant dix ans. Formé en psychologie, il a accompagné des personnes atteintes d'Alzheimer et de maladies neurodégénératives, avant de devenir lui-même libraire, puis auteur jeunesse. Il y a donc, dans le choix de mots et dans sa façon de traiter de cette maladie un grand respect et une incroyable douceur. On sent le vécu entre les lignes et on sent l'importance donnée à l'empathie, à la compassion et surtout, à la dignité. Cette dernière est malheureusement trop carencée dans nos système de soins, peut-être par manque d’effectifs, mais aussi peut-être par manque de compréhension des besoins de ces gens. Je me rappelle, dans le cadre d'un de mes cours, qu'on ait évoqué à titre d'exemple l'absurdité de tenter de raisonner les gens en pleine confusion temporelle, ces moments où ils revivent leur enfance ou leur jeunesse. Accompagner ces personnes suppose donc que parfois, ce sont eux les guides et nous, les compagnons de route. Une route qui n'est pas sans défis, mais qui donne à l'humanité son plus beau visage. Archibald aura toute sorte d'occasion d'en cerner l'importance.



À travers ces deux personnages, qui traversent ce filon temporel à l'envers qu'est leur voyage, c'est toute une fresque de vie, de rencontres, de lieux et de souvenirs qu'on découvre. À bout de cette route se trouve un souvenir particulièrement important, que Monsieur Taupe n'a pas du tout souhaité oublier. En cherchant Maude, cette femme qu'il aime encore et qu'il croit avoir perdue récemment, c'est vers un autre personnage qu'il tend, sans le savoir.



L'univers est tendre, presque cotonneux, et chaleureux, telle une fraiche tarte au pommes encore fumante. Il me semble que chaque ligne est élégante et que le choix des mots porte loin. Il y a quelque chose d'intemporel et de féérique dans ce cadre champêtre qui semble à l’abri des dérives humaines. On a donc l'étrange impression de côtoyer des sujets difficiles, comme la maladie, sans la lourdeur de traitement qu'on associe souvent. Ça me fait l'effet d'être au chaud sous une couette, en dépit du froid mordant d'un mois de Février au Québec.


Et les illustrations y sont pour beaucoup. La plume apaisante et sensible de Monsieur Arnaud, combiné au superbes illustrations généreuses et chaleureuses de madame Sanoe, rend cet univers douillet et enchanteur. J'ai presque envie de dire qu'il est un peu onirique. Il me rappelle d'ailleurs l'univers tendre, bienveillant et tout aussi sensible de "Armelle et Mirko" ou les univers de Kochka, comme "La maison des mots perdus". Certains auteurs ont le talent de nous amener dans les thèmes plus délicats à traiter avec beaucoup de tact et d'empathie, avec des plumes magnifiques. Je pense que c'est là une des grande forces de la littérature jeunesse que cette capacité à adoucir les angles perçus comme pointus.



Encore aujourd'hui, près de trois ans plus tard, ce roman est sur nos rayons, incontournable parmi les incontournables. Je ne calcule plus le nombre de jeunes lecteurs entre 8 et 12 ans qui ont eu des étoiles dans les yeux quand je leur ai présenté et résumé ce livre. Il a charmé des adultes également, certains ont affirmé qu'il le liront, parfois même avant de le confier au lecteur ou a la lectrice auquel ils le destinait. Il est parti à la seule recommandation des libraires jeunesse, sans avoir eu besoin de marketing particulier. Je pense que ce sont là les vrais "best-sellers", ces romans qui font la preuve de leur richesse par leur histoire et leur plume, et non par le medium souvent malhonnête ou exagéré du marketing, dont certains romans ont eu besoin pour être vendus.



Je pense également que c'est le genre de roman sincère et nécessaire dont les jeunes lecteurs, particulièrement les jeunes sensibles et socialement alertes, ont besoin de se faire écrire. On pense souvent que nos jeunes sont intéressés que par des sujets vides et divertissants, mais la libraire jeunesse que je suis le constate chaque semaine: Nous avons une jeunesse qui a conscience de plusieurs enjeux importants, plus intéressée qu'on veut bien le croire et plus sensible également . J'apprécie les auteurs et les autrices qui nourrissent ces jeunes têtes pleines d'idées et de questions, qui ne les prennent pas pour des êtres dénués d'opinions et d'empathie. J’apprécie que ce duo d'auteur-illustratrice en fasse parti.



"Mémoires de la forêt", maintenant une tétralogie, mérite sa place parmi les grandes œuvres jeunesse contemporaines. J'espère que la chaleur de ses mots et la tendresse de ses personnages traverse le temps , pour faire rêver toujours plus de gens, tout en leur donnant espoir d'un monde plus compréhensif et compatissant.



Pour un lectorat à partir du second cycle primaire, 8-9 ans en montant. Et pour les lecteurs de tous les âges au-dessus, bien entendu.

Créée

le 22 juin 2025

Critique lue 11 fois

Shaynning

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