« Un cri » est probablement la meilleure nouvelle à chute que j’aie jamais lue. En tout cas à mettre dans le haut du panier, peut-être même au-dessus de « La Demeure d’Astérion » de Borges ou de « Chickamauga » de Bierce.
À la première lecture, on ne la voit jamais venir, cette chute ; et jusqu’au dernier mot : ce n’est pas une expression : le littéralement dernier mot. À la deuxième, on voit que la chute germait dès le premier paragraphe : « Ça n’en finissait plus. Comme une bête qu’on égorge et qui crie. Ça semblait venir de loin. Finalement nous y sommes allés, une lanterne à la main ; la nuit était trapue. » (p. 15 de l’édition Cadex).
Mais, donc, ce début de récit annonce non seulement la fin au relecteur, mais au lecteur ce qui servira d’intrigue, et surtout un signal : point-virgule « la nuit était trapue », c’est-à-dire qu’avec Pierre Autin-Grenier on tient un de ces écrivains en quête de la sonorité, du rythme et du mot justes, un travailleur du langage qui partage avec Pierre Bergounioux, Jacques Abeille ou Pierre Michon, par exemple, autre chose qu’une décennie de naissance. (Oui, ces exigeants stylistes-là sont nés respectivement en 1949, 1942 et 1945, et l’auteur d’« Un cri » en 1947. Je ne dis pas que nul après eux ne sait écrire, ni qu’ils écrivent tous pareillement, je dis que leur approche de la littérature est essentiellement fondée sur la langue et je me demande d’où pourrait venir cela.)
Évidemment – et c’est sans doute plus vrai pour Abeille que pour les trois Pierre –, cette quête semble quelquefois aboutir à de la préciosité, voire de la cuistrerie : « il seyait de progresser en tapinois » (p. 30). Mais un passage comme celui-ci peut signifier Méfie-toi, toi qui sais lire, du vocabulaire maniéré, à ce moment c’est peut-être la musique qui compte. (Qui a un jour essayé d’écrire avec un peu d’ambition s’est déjà heurté à ces dilemmes à multiples faces : son contre justesse contre rythme contre vocabulaire, etc.)


Oui, chaque mot d’« Un cri », chaque signe de ponctuation comptent ; je ne vais pas multiplier les micro-lectures, mais prenez un passage comme « Immobiles telles des statues de marbre. Anxieux, et comme impatients qu’il ne se passe rien. Oui, on espérait le silence, l’absolu silence, pour tout dire… Et l’abominable plainte s’était répétée ; une fois, deux. » (p. 21 ; oui, j’aurais accordé telles différemment, mais a priori c’est grammaticalement correct). Tout y semble inutilement répétitif ou inutilement paradoxal ; mais ces quelques mots suffisent à rendre palpables le manque et l’absence qu’implique l’attente du pire.
Ou encore ceci : « Si tout finit par se savoir, la plupart jugent pourtant prudent de feindre l’ignorance. Ainsi la tartuferie des uns absout les forfaits des autres et la méfiance est le lot commun. » (p. 27). De vagues considérations morales / sociales / psychologiques qui semblent troubler le récit, y arriver comme un cheveu sur la soupe. Mais cette variation sur le thème du secret, en deux phrases, vous plante un décor, transformant une campagne de convention en « une campagne que nous connaissons tous, sinon pour y avoir vécu, au moins pour l’avoir cauchemardée » (préface de Dominique Fabre, p. 7)
De fait, là où « Un cri » fait très fort, c’est que le récit ne tourne jamais à vide : pas d’exercice de style, mais une histoire née du style – raconter autrement eût été raconter autre chose. Le cadre brumeux d’« Un cri », ses personnages à deviner, leur marche vers l’origine de la plainte qui a déchiré la nuit manqueraient d’épaisseur sans cette écriture polie et repolie.

Alcofribas
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le 17 juin 2017

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