Poésie au clair de lune

Hymne à la beauté des cieux, Vol de nuit est un récit de soumission et de liberté, d’hommes et de surhommes, de terre et d’air. Narrant les multiples destins aériens de pilotes de nuit qui empruntent la voie céleste afin de s’extirper (plus ou moins consciemment) d’une réalité parfois trop tragique, Vol de nuit est une perle poétique alliant parfaitement sensibilité et dureté, voletant entre émotion incontrôlée et rigueur apathique. Étranges êtres, les héros de Saint-Exupéry ne sont point happés par le dépaysement au moment de leur ascension, mais lorsque s’effectue leur retour à la Terre, effroyable rappel à leur condition d’homme soumis : Vol de nuit, avec toute la beauté du monde, parvient à retranscrire brillamment la relation malaisée qui unit le pilote à son quotidien.

Prouvant la lucidité terrible de son regard sur l’humanité, Saint-Exupéry dessine un génial paradoxe au cœur de son récit, le paradoxe du pilote de nuit. Après le décollage, la liberté qu’obtient le pilote est titanesque : plus rien n’est impossible, d’un simple coup d’œil il domine les villes qu’il survole et capture les étoiles hissées dans l’espace. Toutefois (et à cet endroit se révèle le génie philosophique de Saint-Exupéry), le pilote, malgré toute la liberté qu’il ressent en vol, se voit prisonnier de la masse dense et opaque de la nuit : l’antithèse est ultime, jamais il ne sera autant libre et jamais il ne pourra aussi peu maîtriser sa vie qu’en haute altitude.

Esquivant une démarche moralisatrice qui ne saurait qu’alourdir le récit, Saint-Exupéry s’aventure – tel un touriste s’émerveillant devant ce qui lui est étranger – avec fascination au cœur d’un système froid où priment la rectitude et le devoir, un système hermétique à tout sentiment, ridiculisant jusqu’au plus petit transport émotionnel. C’est dans ces oubliettes caractérielles qu’évolueront les personnages de Vol de nuit, contraints à incarner leur profession avec exactitude, enchaînés à leur rôle comme l’acteur à son costume. Pourtant, jamais la condescendance, le mépris ou le jugement ne teintent la vision de l’auteur. Son observation reste tout du long fondamentalement admirative, Saint-Exupéry s’amusant à contempler les actions qu’entreprend Rivière, l’un des protagonistes, obéissant à son sens du devoir d’une pureté inébranlable.

Saisissant dans sa simple histoire aux multiples points de vue toute la complexité de la dualité humaine, Saint-Exupéry, avec un style littéraire presque alambiqué, parfois ésotérique, mais ô combien sublime, donne naissance à un petit et humble chef-d’œuvre qui aborde finement les divers thèmes parsemant une vie humaine tels le deuil (mais surtout la définition du deuil), la continuation de l’œuvre humaine par l’accomplissement de son travail et la solitude, cheval de bataille de l’auteur. Les images suscitées par la lecture de ce bijou d’écriture ne quittent jamais totalement notre subconscient, hantant pendant longtemps (si ce n’est pour toujours) notre psyché de leur fatale poésie, témoignage du génie de l’ouvrage.

« Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d’un trésor, dans un monde où rien d’autre que lui, Fabien, et son camarade, n’était vivant. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés. »