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En 1999, Aaron Sorkin, qui s'était fait entre autre connaître pour avoir été le scénariste du film de Rob Reiner Des hommes d'honneur, lança sur N.B.C. la série qui fut la plus récompensée de tous les temps (vingt sept Emmy Awards dont quatre fois consécutivement celui de la Meilleure Série Dramatique) : A la Maison Blanche. Le propos de cette série détonnait dans cette fin de décennie si suspicieuse avec le pouvoir politique, suspicion incarnée autant dans les scandales sexuels impliquant le Président Clinton que dans certaines fictions populaires contemporaines comme X-Files: il s'agissait de parler de la façon dont fonctionne la Maison Blanche, siège du pouvoir exécutif aux Etats-Unis, mais d'en parler sans condamner et au-contraire en montrant des personnages (inspirés par des membres authentiques de l'administration Clinton qui se prêtèrent au jeu et prodiguèrent leurs conseils aux acteurs) dévoués à leur cause et à leur métier et pétris d'idéaux. Ce pari était déjà risqué en soi mais la façon dont Sorkin devait mettre en scène fut encore plus « osée » et fit rapidement de cette série un des programmes les plus originaux et les plus fascinants de son temps, sinon de l'Histoire de la télé... A la Maison Blanche répond ainsi à plusieurs contradictions apparentes qui, combinées, lui donnent son style si spécial: si la série est ouvertement militante (la quasi-totalité de l'équipe [acteurs, scénaristes...] est composée par des Démocrates) elle a su « drainer » assez de fidèles pour tenir sept années (dont six pendant l'administration Bush) et imposer aux Américains un contre-pouvoir fictif avec un Président idéal et une équipe dévouée corps et âme à sa tâche. Par ailleurs son ambition narrative est très pédagogique (montrer quelles sont les luttes entre la Maison Blanche et le Parlement, la place des lobbys dans le vote d'une loi, comment est gérée l'information et les médias, etc...) mais elle ne passe jamais pour un documentaire et réussit à toujours être ludique et parfois humoristique malgré _ ou peut-être précisément grâce à?.. _ son verbiage vertigineux... Car c'est une caractéristique que Sorkin emprunte à Urgences mais en la poussant à son paroxysme: le verbe est omniprésent dans A la Maison Blanche: tout le monde parle de tout, tout le monde parle tout le temps. Et la caméra suit avec une technique très particulière que la série impose comme SA marque de fabrique: le « walk and talk », à savoir deux personnages parlent en marchant dans les couloirs, puis un part remplacé par un autre sans interruption de l'image et la conversation continue, se portant sur un autre sujet, jusqu'à un bureau où enfin tout le monde s'arrête. La caméra suit en travelling et permet ainsi d' « explorer » le lieu et de voir les autres employés s'affairer, parfois traverser le champ mais toujours en diagonale: la précision et le style ainsi imposés ressemblent à une étrange chorégraphie, mais réduire cette série à cette seule technique serait une erreur, tant Sorkin en utilise aussi d'autres soit pour marquer la beauté des lieux, soit pour insister sur la dramaturgie... Ainsi nous voyons souvent des jeux de lumière et des montages parallèles, en particulier dans les cliffangers, de même qu'une importance particulière est accordée à la musique. Les cliffangers? Oui il y en a, du moins en fin de saison (celui de la saison 1, qui voit les personnages sur le point de subir une fusillade, est directement inspiré par celui de la saison 3 de Dallas), mais A la Maison Blanche est une nouvelle fois plus complexe qu'elle n'y paraît dans son déroulement dramatique: si nous semblons être dans une structure semi-feuilletonante les introductions de chaque épisode font appel à des souvenirs datant parfois de plusieurs saisons auparavant et ne sont pas sans rappeler celles de la femme à la bûche dans Twin Peaks, c'est à dire que foule d'informations sont données (ici sous forme de mini-scènes tirées d'épisodes antérieurs) sans cohérence apparente, et pourtant l'épisode va toutes les résoudre avec une « fluidité » d'école. De plus les deux dernières saisons sont, elles, totalement feuilletonantes et, comme dans toute dramatique, le dernier épisode répond au premier...sauf qu'ici ce n'est pas une mais deux histoires qui voient leur boucle se boucler... Les épisodes, parlons-en: ils sont la clef qui a ouvert à cette série le cœur tant du grand public que des intellectuels, ainsi que nous allons tenter de le comprendre...


Comme dans Urgences, comme dans Friends, comme dans X-Files, les épisodes d'A la Maison Blanche ont une structure tripartite avec deux intrigues principales et une secondaire (souvent pour caractériser un ou deux personnages) et cette architecture est quasi-immuable pour tous. Le propos est certes politique mais s'y mêlent des éléments du drame, de la comédie...et même de la romance: la série est bien moins « thématique » qu'il n'y paraît et les spectateurs ont pu rapidement s'attacher aux personnages et à leurs destins. De plus les problèmes soulevés sont souvent en phase avec l'actualité et soulèvent des questions touchant l'intimité de chacun: la morale face à l'apparence de la morale, l'idéal face au pragmatisme, la religion, le poids du passé, etc... Mais A la Maison Blanche sait aussi sortir des codes et proposer des épisodes particuliers qu'aucun fan n'a pu oublier. Il en est ainsi pour le spécial 11 septembre: écrit en une dizaine de jours après les attaques terroristes, cet épisode ne rentre pas dans la chronologie de la série et ses bénéfices ont été reversés aux pompiers de New-York. Il se présente comme un cours d'éducation civique que les personnages viennent faire à des lycéens en visite et qui ont été enfermés à la cafétéria après que la Maison Blanche ait été mise en quarantaine car l'un de ses employés était soupçonné de terrorisme. Moins d'un mois après le 11 septembre, dans une Amérique qui ne jurait plus que par la vengeance, Sorkin faisait ainsi une formidable plaidoirie contre l'intolérance et pour la diversité d'opinions et l'acceptation de la différence: ce culot force le respect... Autre exemple: saison 7, épisode 7. X-Files avait déjà prouvé qu'on pouvait, à la télé, mêler étroitement fiction et réalité dans son épisode X-Cops, et A la Maison Blanche reprend ce principe en allant encore plus loin: ici il s'agit de filmer un débat télévisé entre deux candidats à la présidence (joués par Alan Alda et Jimmy Smith) en direct, de la façon la plus authentique possible. Diffusé comme un véritable débat présidentiel par N.B.C., cet épisode amène la série aux limites de ses possibilités dramatiques (plus près de la réalité est impossible), mais le pari est gagné haut la main, ce qui contribue à faire de cette série un must des séries télévisées. A côté de cela il y a des épisodes beaucoup plus « cinématographiques » dans leur narration et leur technique et qui utilisent à l'envi la musique comme élément dramatique essentiel, en particulier, nous l'avons dit, dans les fins de saison. Deux exemples parmi d'autres: l'avant-dernier épisode de la saison 4 dont l'ambiance, dans les dernières minutes, se « trouble » et devient de plus en plus inquiétante à mesure que les effets de style (ralentis, image devenant parfois floue)  se multiplient et que se fait de plus en plus entendre la chanson Angel de Massive Attack, amenant progressivement les personnages à passer « de l'autre côté du miroir », devenir victimes et témoins impuissants d'un drame qui se noue sous leurs yeux... Un autre exemple est le cliffanger de la saison 2, tout en montages parallèles tandis que les personnages se taisent petit à petit, et que retentit la dramatique chanson de Dire Straits Brothers in arms. Ces cliffangers irrésistibles sont une solution pratique pour « retenir » les fans, mais la série n'aurait néanmoins pas duré aussi longtemps si elle n'avait pas eu comme atout principal des personnages à la fois hors du commun et très humains (servis par des acteurs hors pairs) que le public a rapidement appris à connaître...et à apprécier les rapports qui font toute la « sève » de la série et lui permettent ce mélange des genres étrange mais parfaitement réel...


Dans A la Maison Blanche, le Président Bartlet (Martin Sheen) est l'antithèse personnifiée de George W. Bush: prix Nobel d'économie, doté d'une culture générale exceptionnelle et d'un charisme forçant le respect, ce personnage évite de plus la caricature avec des faiblesses que sa femme Abbigail (Stockard Channing), médecin et féministe engagée, se charge de lui rappeler, faiblesses en particulier physiques: atteint de sclérose en plaques, son état dégénère au fil de la série, jusqu'à l'obliger à évoluer avec une canne le faisant parfois ressembler à Franklin Delano Roosvelt sans perdre une once de son charisme. Catholique pratiquant venu de Nouvelle Angleterre, Démocrate, son inspiration principale semble néanmoins être davantage Bobby Kennedy. Les moments où il joue avec les nerfs des autres en distillant des petits cours sur tout et n'importe quoi lui donnent un potentiel comique certain... Autour de lui son équipe est tout aussi développée: son Secrétaire Général est son vieil ami Leo McGary (John Spencer), le seul qui peut lui parler et s'opposer à lui violemment. Leo dirige l'équipe d'une main de fer, peu d'humour mais il impose le respect... Très en vue du public, la filiforme chargée de presse C.J. Cregg (Allison Janney) fait face aux médias avec autant de force que de bienveillance: volontiers souriante, ses colères sont aussi rares que redoutables... Directeur de la communication, Toby Ziegler (Richard Schiff) est le râleur jamais satisfait à la répartie assassine mais le plus attaché à ses idéaux personnels (davantage que politiques). Son adjoint, le jeune Sam Seaborn (Rob Lowe) est aussi idéaliste que brillant politiquement; son grand cœur le rend parfois maladroit mais sa sincérité est patente dans tout ce qu'il fait... Le Secrétaire Général Adjoint, meilleur ami de Sam, est sans doute le personnage le plus intelligent de la série dans l'absolu... Josh Lyman (Bradley Whitford) accumule les paradoxes de ses collègues, incarnant ainsi les possibilités de la série: espèce de tornade vivante, toujours à tempêter et parfois mufle, mais d'un idéalisme qui n'a rien à envier à celui de Sam, ce personnage est l'un des plus torturé par son passé et il se plonge dans le travail pour mieux dissimuler des failles personnelles patentes et un cœur d'artichaut. Au fil du temps, Josh devient le personnage central de la série, place qu'il occupait en fait depuis le début en étant son instance narrative principale. Nous nous expliquons: dans Oz, Augustus tient la place du chœur grec par ses interactions explicatives dans les épisodes, or Josh a cette portée dans A la Maison Blanche...mais de façon différente: il se « frotte » avec sa secrétaire Donna Moss (Janel Moloney), véritable voix du « petit peuple » et du public qui lui demande des explications qu'il lui donne dès que la situation a tendance à devenir trop « technique ». Cette portée est d'autant mieux appréciée que Josh et Donna forment LE couple de la série, dont la progression est totalement copiée sur celle de Mulder et Scully: les fans suivent avec délice leurs disputes, leurs sourires, leurs moments de tendresse, en espérant une conclusion...qui prend tout son temps. Cette histoire, qui vient insidieusement occuper les esprits, est comme le comique, comme les autres personnages récurrents formant le « décor émotionnel » de la série (Margaret, Ed et Larry, John Hoynes, lord Marbury, les filles du Président, etc...) une explication de sa réussite tant publique que dramatique: pour avoir mêlé avec autant de brio intelligence et puissance émotionnelle, A la Maison Blanche a signé l'entrée des séries télé dans leur « âge adulte ». Cet âge adulte qui a éclaté dans les années '2000...

Sudena
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le 2 oct. 2015

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Sudena

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