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La Cinquième Dimension ? Non.


La Quatrième Dimension alors ? Non plus. Mais pas « même pas ». Il ne faut comparer que ce qui est comparable, or la série de Rod Serling n’a en commun avec celle de Charlie Brooker qu’une réalité biaisée et des épisodes autonomes, et c’est abusivement que les deux ont été rapprochées.
Le fantastique et l’étrange sont complètement absents de Black Mirror. On ne peut guère parler de SF, à peine d’anticipation, et chaque épisode est une trajectoire qu’aucune « chute » ou « twist » ne vient altérer. Ses six mondes nous sont familiers. Très familiers. Trop familiers. On a les pieds dedans, en fait… La technologie ça nous connaît, ses abus on les connaît, des dystopies sur ses dangers on en connaît. En cela la série peut donner un sentiment de confort, dans la mesure où elle nous « parle », et où nous adhérons au discours dénonciateur qu’elle tient. Elle peut aussi provoquer le rejet de consommateurs blasés qui lui demandaient « du neuf » et détestent qu’on leur fasse la morale. Mais les deux groupes n’y trouvent en général que des portes tellement ouvertes qu’ils ne les franchiront pas.


Or c’est pas évident de franchir des portes ouvertes. C’est pas évident, mais alors pas évident du tout, de regarder vraiment son environnement quotidien, de discuter pour la première fois avec le voisin à qui on dit « bonjour-bonsoir » depuis 20 ans, de redécouvrir sa compagne de toujours. Mais c’est ce que fait Black Mirror, et ce que Black Mirror nous incite à faire : en déstabilisant les « savoirs » qui ne sont que des habitudes, par l’extrapolation, la satire et la caricature, et en créant des liens, des ponts et des itinéraires inédits dans notre carte du « connu ».


Déstabilisation de « savoirs » : S02E02, chasse à la méchante femme vertueuse dans le cadre d’une télé-réalité, voyeurisme, grégarisme, sadisme, airs « connus » (Le Prix du Danger, par exemple) ; et puis deux jours après je vois sur Facebook une mise au pilori virtuel, une incitation à diffuser la photo d’un pékin avec l’animal qu’il vient de tuer avec pour seule explication qu’il « aurait mal tourné » - et ça marche, on diffuse, on diffuse, des gens propres sur eux, indignés, qui n’auraient jamais fait ça. Ce phénomène aussi, je l’ai déjà vu, souvent même, mais l’extrapolation outrancière de l’épisode m’a donné comme une vision extralucide et j’ai « vu » combien les mécanismes propres à Internet favorisaient et amplifiaient de tels comportements.


Bouleversement de la carte du « connu » : les meilleurs épisodes, selon moi, sont ceux qui s’appuient sur des références bien balisées dans la réalité ou dans l’imaginaire pour les déconstruire et les recomposer en des bouquets paroxystiques. Je pense à S01E02, la romance et l’authenticité impossibles dans un monde cloisonné où on pédale toute la journée pour s’acheter un ticket permettant de passer à l’émission « Hot Shots » (Dick, Orwell, Gilliam, les Shadoks, The Voice) pour s’apercevoir que les juges vont recycler la beauté et la colère en performances qui serviront de shows sur des chaînes de streaming (sites de vidéos pornos, Bonjour Tristesse, Black Mirror possédé par Endemol et racheté par Netflix). Je pense à S02E03, un cartoon démago-populiste animé par un comique qui s’avère remplaçable par n’importe qui, et qui devient candidat à une élection puis un symbole politique mondial dont l’effigie envahit de gigantesques pubs murales après un coup de pouce de l’« Agence » (le Bigdil, Beppe Grillo mais aussi Coluche, jusqu’à ce que la réalité rejoigne la fiction avec Trump. Personne n’aurait parié un sou sur Trump, souvenez-vous, on « savait » qu’il n’était qu’un idiot et un clown – et il est aux portes du pouvoir absolu)


Enfin, il y a les portes qui paraissent ouvertes mais qui sont fermées. Je pense surtout à l’acrasie, ce phénomène très moderne, mélange de fascination et de faiblesse de la volonté, qui nous pousse à regarder des choses qui nous font horreur. S01E01, avec son climax zoophile, en est l’illustration la plus évidente, mais le thème revient plusieurs fois dans la série. On en a honte, ou on se prétend au-dessus de ça, mais on ne l’analyse pas – car, à des degrés divers, tout le monde est touché ou presque. Pas davantage d’analyse dans Black Mirror, mais un leitmotiv obsédant et multiforme. Un miroir.


Deux épisodes sur les six plombent cependant un peu le niveau, pour des raisons différentes. Le S0103 surtout, ennuyeuse histoire de jaloux maladif avec la technologie dans le rôle de Iago. Bof. Je préfère quand elle joue son propre rôle. Le S0201 a du potentiel, mais qui ne peut être développé dans ce format. Il s’agit de voir si on peut faire revivre un mort accro à Internet en stockant toutes les traces qu’il a laissées dans sa vie publique virtuelle. Mais Ash est caractérisé en deux coups de pinceau avant sa mort, et on n’en sait pas assez sur lui, ni d’ailleurs sur sa vie publique, pour que le problème soit traité. Et l’épisode glisse donc sur une histoire de deuil impossible. Intérêt limité.


Que peut offrir Black Mirror ? Un recueil de nouvelles cinématographiques, d’intérêt inégal mais avec toujours de bonnes idées, de bonnes intrigues, de bons acteurs, parfois de l’esthétisme, toujours de la qualité.


Et un peu de conscience inquiète. C’est-à-dire, de conscience tout court.

OrangeApple
8
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le 16 oct. 2016

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