Breaking Bad
8.6
Breaking Bad

Série AMC (2008)

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Vie médiocre mais moralement acceptable ou vie intense mais possiblement immorale ? Une question qui hante tout le récit. Une question d'autant plus urgente que, à partir d'un certain âge (celui du héros), c'est maintenant ou jamais.


Alors quoi ? Walter White ou « Heisenberg » ? Être un petit professeur consciencieux, un bon père de famille et un gentil mari, mais suffoquer en silence et mourir résigné d'un cancer des poumons ? Ou bien faire péter un à un les verrous moraux et familiaux, afin de vivre pour soi, affranchi de toute contrainte, mais sur une voie solitaire, irréversible et mortelle ? Dans les deux cas, l'issue est la même. On a juste le choix entre les deux. Walter White, lui, a choisi. Si tant est qu'il s'agisse d'un « choix ».


Tout d'abord, il peut sembler surprenant que Walter ne soit à aucun moment confronté aux responsabilités morales qui sont les siennes, vis-à-vis de ceux qui s'abîment dans la méthamphétamine dont il maîtrise si bien la formule. Jamais on ne le voit en présence des drogués eux-mêmes et de leur déchéance, à laquelle il participe pourtant très activement. C'est que la question morale se situe ailleurs : pas dans une dénonciation (trop facile) des méfaits de la drogue, mais dans la métamorphose du personnage principal et les répercussions qu'elle peut avoir sur son entourage immédiat, en particulier familial.


Si Breaking Bad raconte comment un homme ordinaire, au début effacé et retenu, en vient à se comporter comme un parfait salaud, il reste que cet homme ne choisit pas l'immoralité pour elle-même, par goût du mal ou volonté de nuire. Il choisit surtout la possibilité d'exister pleinement et d'exulter enfin (après l'alibi intenable du je-fais-tout-ça-pour-ma-famille). En ce sens, la meth' pourrait bien n'être qu'une métaphore, ou l'image hyperbolique du remède contre la vie médiocre. Un remède qui, évidemment, est en même temps un poison ; comme toute vraie passion peut l'être dès lors que surgit le problème de sa compatibilité avec les exigences du modèle familial traditionnel. Êtes-vous sûr d'être fait pour la vie de famille ? Quel poison fabriquerez-vous pour y remédier ? A quelle chimie aurez-vous recours ?


Et en effet, on ne l'a pas assez souligné, mais ce que Breaking Bad interroge constamment, c'est le statut de la famille et les impasses qu'elle renferme. La famille des White, celle de Jesse, celle de Hank et Marie (sans enfant), celle des mafieux, etc., toutes sont en lambeaux, chacune rongée par ses propres pathologies. Avec, à chaque fois, un problème lancinant : celui de l'existence individuelle en équilibre instable à l'intérieur du schéma familial. Or il y a un prix à payer pour s'affranchir des carcans et des codes, pour vivre intensément. Un prix très lourd, exorbitant même, que Walter n'est pas seul à payer. Certes, il voudrait ne pas avoir à passer à la caisse, et que personne n'y passe. Que Skyler, Jesse, Hank et les autres soient épargnés, pour gagner ainsi sur les deux tableaux, le sien et celui de ses proches. Mais tout le monde trinque quand on veut s'enivrer. Ainsi, inéluctablement, c'est l'âme de Skyler, sa femme, que Walter corrompt en la mêlant à ses activités clandestines, ce qu'elle tente vainement d'assumer à travers son rôle d'épouse aux abois — peut-être l'une des conséquences les plus honteuses de la transformation de Walter. Vivre à fond et jusqu'au bout ? Aucun romantisme ici, mais le constat froid et lucide, désenchanté, que la vie intense est toujours sanglante.


Mais alors, que faut-il comprendre ? Les derniers épisodes semblent condamner la prétention, pourtant légitime, à exister pour et par soi-même : « I did it for me. I liked it », phrases dérisoires au regard des dégâts occasionnés chez ceux qui lui sont chers. Est-ce à dire qu'il ne fallait pas tenter de vivre pour soi ? Ou, dans le cas présent, de survivre tout simplement ? Breaking Bad est-elle une série moralisatrice qui réhabiliterait indirectement les vertus du modèle traditionnel en dehors duquel, tout compte fait, point de salut ? Or la logique du récit est sans ambiguïté : pour Walter, le retour au paradigme familial serait tout autant mortifère ; Breaking Bad dit explicitement à quel point la médiocrité peut s'avérer cancérigène. Non pas que, selon la série, la famille soit par essence synonyme de vie médiocre ou de maladie fatale, mais parce que, dans l'archaïsme persistant de ses formes actuelles, elle implique des renoncements dont on soupçonne qu'ils sont à l'origine du cancer du personnage, cancer qui apparaît alors comme le pendant métaphorique de la méthamphétamine.


Walter ne veut pas seulement survivre. Il veut vivre. Vivre pleinement et intensément, exister au sens le plus entier du mot. Être Heisenberg. Chimiste reconnu et respecté, celui qu'il aurait dû toujours être. Et sauf à exiger de lui un sacrifice consenti (ce qui, mine de rien, est une contradiction dans les termes), on ne peut le lui reprocher. Car oui, bien sûr, il aurait pu choisir la voie de la résignation, accepter son sort et mourir dignement, quoique médiocrement (choix que la plupart d'entre nous ferions sans doute à sa place), plutôt que d'agir de manière immorale. Mais ce qui reste totalement fascinant dans cette trajectoire, c'est que, par-delà son refus d'abdiquer, par-delà son entêtement à exister, Walter s'emploie de toutes ses forces, et jusqu'au bout, à limiter les dommages, en laissant à ceux qu'il aime une ultime chance de vivre encore, bien que ce soit sans lui, puisque, malgré tout, il finira par endosser le sacrifice.


Paradoxe de l'humanisme moderne dans lequel Walter se débat du début à la fin en maintenant constamment l'ambiguïté : se sacrifier soi-même pour sauver les autres ou bien sacrifier les autres pour se sauver soi-même ? Or on ne peut que vouloir sauver les deux et, dans le même temps, s'apercevoir que c'est là une solution impossible.


C'est pourquoi Breaking Bad est grand. Car la série ne triche pas, elle assume tout le tragique de notre condition. Quoi que Walter choisisse, au final, il ne peut pas s'en sortir indemne. De part en part, ironie implacable du libre-arbitre : ou comment le choix rationnellement indécidable entre deux finalités également légitimes conduit dans tous les cas à des solutions parfaitement désastreuses.

Pheroe
10
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le 23 oct. 2014

Modifiée

le 26 oct. 2014

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