Deux cent cinquante kilomètres séparent Bailleul de Bois le Duc. Avec les frontières de maintenant ces deux villes sont aujourd’hui Belge et Française. Mais avant 1668, de partout c’était la Flandre (les Pays-Bas bourguignons), le pays du gros rire, des kermesses, de la bière et de la tristesse joyeuse. A Bois le Duc naît Jheronimus van Aken, dit Jérôme Bosch, ou Jheronimus Bosch en 1450. De sa peinture accoucheuse de mille frissons claque l’affirmation selon laquelle le diable est dans les détails. Monstres noirs et grumeleux, lointains descendant de la bestiole à sept têtes de Jean zigzaguant dans un ciel de plomb gris, de soufre jaune et de sang, saintes aux seins ronds, anachorètes niais exposés aux pires tentations, soutane tendue par les stigmates luxurieux, cohortes d'arrière-trains souffleurs d’hosannas pétaradants, manants dégobilleurs, œufs aux pieds fourchus porteurs des cadavres, oiseaux coiffés d’entonnoirs et chaussés de patins à glace, bonneteurs, charriot de foin, nef des fous… sous ces litres de térébenthine bariolés d’énorme, notre soif de norme lira le surréalisme à naître, mouvement tout aussi Flamand, le symbolisme alchimique, la poésie sibylline des Dante, Catulle, Horace ou Nostradamus, la préfiguration des théories complotistes, Madame Irma et le marc de café ou la réponse au grand mystère de notre présence incongrue et destructrice. Côté peinture la vision du maitre de Bois le Duc se situe sur la trajectoire entre Durër, Henri Bles, Quentin Massys, William Blake, Fernand Khnopff, Otto Dix et Derain pour la couleur (tous ne sont pas Flamands). On ne comprend pas, c’est qu’on nous cache quelque chose. Le mystère ne se révélera qu’aux seuls initiés. Les voix du Seigneur sont impénétrables… - Ce personnage assis, là en redingote rouge avec un haut de forme noir et qui ressemble à un bourgeois de la troisième République (la tentation de Saint Antoine), tu es sûr que ça ne veut rien dire ? Bosch est un homme du moyen-âge résistant encore un peu aux premiers vagissements de la Renaissance, un contemporain sans portable, un cinéaste sans effets spéciaux. Le bien, le mal, le péché, la chute, le diable, figurent ses valeurs sures. D’autres avant, peignirent des bisons sur le mur de leur caverne pour la même raison, parce que c’est beau la vie arrêtée entre deux mouvements, le balancier suspendu entre le Paradis et la chute, la joie en apnée entre deux terreurs. Dante, le coincé nous raconte avec un délice rentré, les énucléations, éviscérations, émasculations sous des averses de brin, des arbres prisons, des molosses affamés, des tourbillons de vents glacés, des draches de pois brûlante. Bosch regarde derrière le bon vieux temps du crime et du châtiment, avant que les philosophes ne gâchent la fête avec l’hérédité, l’atavisme social et le déterminisme de personnages dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair (Zola pour Thérèse Raquin).


Deux cent cinquante petits kilomètres séparent Bailleul de Bois le Duc. Le réalisateur Bruno Dumont a choisi lui aussi de plonger son P'tit Quinquin dans les affres de l'apocalypse pour une deuxième saison encore plus loufoque de sa saga télévisuelle, Coincoin et les Z'inhumains. Bruno Dumont est né lui à Bailleul. C’est quoi ce bordel Carpentier ! C’est la Flandre quoi ! Ils sont tous là dans un univers saturé créé pour la dézingue. Bruno Dumont et Jérôme Bosch n’expliquent pas, ce serait trop long. Dumont rajoute aux trois dimensions boschiennes (crime, châtiment, rédemption) celle du cri, de la logorrhée, du hoquet, du borborygme et de l’éructation ; celle des mots inaptes à exprimer, presque celle de l’enfance ou du grand âge Alzheimerisé. Le cinéaste à l’image de son modèle propose un univers nostalgique non encore perverti par le verbe, celui du cinéma des Lon Chaney, Emil Jannings, Fitz Bowling ou Eric Campell, des gueules grimaçantes, gargouillantes saturée de khôl, de sourcils circonflexes et méphistophéliques, de bouches distordues. Une vérité binaire, ante-freudienne des seuls rire et larmes, une apaisante définition manichéenne du bien et du mal, du beau et du laid joué en noir et blanc. En ressort un univers vide purgé des mots, du sens, de la trajectoire. Juste des images. L’œil caméléonesque, la paupière bovine du commissaire Roger Van der Weyden (ne pas confondre, mais après tout pourquoi pas, avec Rogier van der Weyden autre pinceau Flamand de taille), alias Bernard Pruvost, n’expriment rien d’autre que la parfaite inexpressivité embarrassée de Dieu au huitième jour : c’est quoi ce bordel ? L’ange exterminateur de voitures de fonction, l’hallucinant bras gauche du créateur, Carpentier, à la ville Philippe Jore répondra c’est quand même pas l’Apocalypse… La fin des vivants, des morts et de la gendarmerie. On mesurera l’inconvénient de prétexter n’avoir pas quatre bras lorsqu’on a deux mains gauches et le substantiel avantage de la proposition inverse. Une pluie de brin, vite rebaptisée glu s’abat sur le boulonnais et ses habitants. Probablement d’origine extraterrestre (divine ou pas), l’aléa ne créé d’autre inconvénient que de cloner (clowner serait plus idoine) une poignée d’individus dont le commissaire Van der Weyden, l’oncle Danny (Jason Cirot), Eve (Lucy Caron) et quelque anonymes hauts en couleur.


Pour illustrer sans omission la vie trépidante des saints, la peinture de la fin du moyen-âge, invente l’ubiquité. Ainsi, dans le retable de Jérôme Bosch, plusieurs épisodes de la vie de Saint Antoine sont-ils représentés sur les trois panneaux : la retraite dans le désert, l’enlèvement par les démons, la chute de saint Antoine porté par ses disciples, la vieillesse et la mort… Bruno Dumont clone ainsi ses personnages, les plaçant dans le paysage sans autre mission que de l’occuper. Le corps et la pensée rendus à le bénéfique indépendance, ils saisiront cette opportunité pour ravager nos dernières certitudes et tentation scénaristique. A quelques images, Bruno Dumont confie sa tentation d’exprimer quelques choses, une opinion, une tentative d'analyse du monde. Une poignée de réfugiés marche inlassablement dans la campagne, Quinquin grandi, colle des affiches pour un parti d’extrême droite, Eve vit une relation homosexuelle avec une fille de la ville. Rien de tout cela n’apparaît bien sérieux. La vie et la mort, Bosch et Saint Antoine, Dumont et Van der Weyden et les pluies de glu, le sens n’est pas dans la cause mais dans les effets et dans leur mutation créatrice. Le temps d’une vie humaine, il tombe des litres de brin sur la tête des hommes. Le compost divin ne créé plus rien de nouveau depuis longtemps. Il clone, la même herbe et seul le jugement décide de sa nature de mauvaise herbe. Le jugement c’est la culture, l’éducation, la hiérarchisation intellectuelle, le racisme social, nos ancêtres les Gaulois et leurs ancêtres les Belgae. Entre Bergman et Pina Bausch, la dernière et interminable scène de la ronde (on aimerait que ça ne s’arrête pas) nous balance au milieu du panneau central du Jardin des délices en pleine ronde de la Résurrection. En dix secondes un corps franchit les dix étages qui séparent la vie de la mort. Reconstitué le film, qui pourra affirmer que sur les deux cent cinquante images (25 images seconde), une au moins ne montrera pas un visage hilarant. Distribution louangeuse : Alane Delhaye (Coincoin), Bernard Pruvost (Roger Van der Weyden), Philippe Jore (Rudy Carpentier), Julien Bodart (L’Gros), Christophe Verheeck (Maurice Leleu), Alexia Depret (Jenny), Lucy Caron (Ève Terrier), Marie-Josée Wlodarczack (Mme Leleu), Jason Cirot (l’oncle Danny), Nicolas Leclaire (D’nis), Priscilla Benoist (Corinne).

Lissagaray
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le 8 oct. 2018

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