Ce n'est pas toujours facile de séparer raison et sentiment quand on regarde la télévision., On peut trouver une série bête mais très distrayante ; détester un personnage mais y être étrangement attaché ; adorer un scénario mais pleurer sa mise en scène ; etc. Aucun de ces défauts ne s'appliquent dans ce cas-ci. Engrenages est bien jouée, bien réalisée, bien pensée et à bien de égards, passionnante. Engrenages est cependant aussi une série que je trouve absolument horrible pour l'image de la justice qu'elle fait passer.
Criminologue en formation, je suis certes peut-être un peu biaisée. Mais j'aime penser que les études que je fais m'ont plutôt permis de développer mon esprit critique et mon empathie. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous parler de Pires, Monjardet ou Durkheim ou du moins, pas aujourd'hui. Mais je retiens, de mon enseignement, quelques points essentiels :
- (1) Les criminels et les non-criminels ne sont pas essentiellement ou intrinsèquement différents les uns des autres
- (2) Tout être humain doit être traité avec décence et respect
- (3) Tout le monde mérite le bénéfice du doute
Hors dans Engrenages, ces trois points sont consentements ignorés. Et ce n'est pas fait d'une manière "critique", dans l'idée de dénoncer les biais de la justice de manière subtile. C'est fait en prenant partie. Ce n'est pas innocent. Le message qui passe n'est pas neutre. Je dirais même, il est dangereux.
Il suffit de regarder les personnages principaux. Les gentils sont la police et le procureur ; les méchants, l'avocate pénaliste et tous ceux qui s'attaquent à la police (quand bien même elle a brisé la loi). Et ils sont très bien, ces personnages. Complexes, humains, terriblement bien écrits. N'empêche que Joséphine Karlsson, seul personnage principal (au départ) se situant "de l'autre coté" et devant s'assurer que le système pénal n'abuse pas de ses prérogatives, est terriblement antipathique. Wikiépdia dit même "sans états d'âme", ajoutant que "la haine viscérale qu'elle porte à la police va la pousser à commettre des actes répréhensibles". Impossible de bien aimer la croisade de Joséphine puisque ses intentions sont si mauvaises, comme nous le rappellent les nombreuses intrigues la montrant s'associer à des ordures qui retirent toute crédibilité à sa noble croisade. Et au contraire, comment de pas ressentir de la sympathie pour Laure Berthaud et son équipe, qui veulent juste rendre le monde meilleur et le débarrasser des ordures qui inondent le trottoir et pervertissent notre jeunesse, ou encore pour l'idéaliste Pierre Clément, "intègre et honnête" amoureux de la Justice ? Même moi je ne peux pas la saquer, Jojo, et j'étais folle amoureuse de Clément (Clémeeeeeent). Alors oui, j'ai bien eu de l'espoir lorsqu'il est passé de l'autre coté du barreau, mais lorsqu'on voit ce qui lui arrive, le message qui en ressort est le même : il ne sert à rien de défendre les criminels, parce qu'ils sont méchants et c'est tout. Ca contredit (1), pour ceux qui suivent.
Ce postulat ne se retrouve pas que dans la caractérisation des personnages. Engrenages regorges de moments où les policiers font usage de méthodes plus qu'un peu répréhensibles. Berthaud fait preuve de "méthodes parfois un peu musclées" (mais juste un peu) et toute personne qui essaye de l'arrêter est vue d'un mauvaise oeil. Là encore, le but des scénaristes pourrait être de dénoncer les vices du métier, mais les techniques utilisées par les policiers sont trop souvent excusées pour que ce postulat semble raisonnable. On se souvient de l'intrigue de la saison trois, qui pousse Berthaud à ses limites. Elle sait qui est le coupable, dans ses tripes. Elle n'a aucune preuve, mais elle sait. Alors elle est un peu violente avec le bonhomme. Alors elle le traite comme une sous-merde. Et c'est avec dégoût qu'elle se retrouve obligée de le laisser partir, faute à la présomption d'innocence. Et bien sûr, Berthaud avait raison, et le système pénal tort de mettre en place tant de garde-fous parce qu'au final, le mec c'est une ordure donc au diable l'innocence, au diable le respect, vive la répression. A la poubelle (2), (3) et (1) ; et mon petit coeur de criminologue idéaliste de pleurer.
Alors voilà les gens. regardez Engrenages. C'est une très bonne série policière. Mais je vous en prie, soyez conscient du message qu'elle fait passer et remettez le question. Non, ce n'est pas normal de se plaindre du fait que la garde à vue ne dure que 24h et de râler parce que le suspect que vous avez appréhendé demande un avocat. Tout le monde à le droit de demander de l'aide et de connaitre ses droits. Non, ne pas parler n'est pas un synonyme de culpabilité. Non, ce n'est pas normal de donner des petites gifflettes à un gars pour qu'il parle. Non, ce n'est pas le rôle de la police de punir. Non, une avocate n'est pas une ordure parce qu'elle cherche à dénoncer les abus subis par son client. Et non, un juge d'instruction n'est pas un trou du cul parce qu'il instruit à charge et mais aussi à décharge, sans suivre les les ordres de la police ou du procureur (c'est son métier, saperlipopette!).
Le système pénal est loin d'être parfait. On peut le critiquer, je dirais même qu'on se doit de le critiquer (kofkokf--monfuturmétier). Cependant, ses plus gros problèmes ne sont pas dus à (1), (2), ou (3), au contraire, c'est ce qui le sauve. Si les institutions policières et judiciaires ne respectent pas les valeurs qu'elles ont juré de protéger, par contre, on n'est pas dans la merde.
Engenages, ma raison me dit de ne pas l'aimer. Mais c'est d'une telle qualité que je cède à mes sentiments.