Le prix de la sécurité

Il y a des séries qui sentent bien l'air du temps. On se trompe si on prend l'oeuvre du réalisateur Tetsuro Araki basée sur le manga de Hajime Isayama pour l'énième anime de combats spectaculaires des bons contre les méchants – il y a bien de ça, mais c'est un peu plus compliqué que ça.

L'Attaque des Titans se déroule dans un monde de type rétrofuturiste dont on ne sait pas bien s'il est situé au Moyen-Age ou dans un avenir très lointain. Dans ce monde, l'humanité entière vit depuis un siècle à l'intérieur de trois gigantesques murailles concentriques appelées Sina, Rose et Maria qui ont pour but de la protéger des invasions des Titans, des monstres humanoïdes géants d'une taille entre 3 et 15 mètres qui tuent n'importe quel être humain sur leur chemin. En 845, la longue trêve se brise : un Titan d'une taille inouïe fait son apparition du côté du district de Shinganshina et avec l'aide d'un autre Titan cuirassé il parvient à créer une brèche dans le mur Maria pour permettre la pénétration des Titans, écrasant un grand nombre d'hommes et obligeant l'humanité entière à abandonner tout l'espace situé à l'extérieur du mur Rose. Eren Jäger, un garçon de Shinganshina qui a vu de ses propres yeux sa mère se faire dévorer par un titan, décide de l'armée en compagnie de Mikasa et d'Armin dans le but de se venger et d'exterminer tous les titans sur Terre, ce qui permettrait à l'humanité de voir à nouveau le monde extérieur.
Cinq ans après le début de son entraînement, les Titans font à nouveau leur irruption dans le district de Trost où Eren et ses camarades étaient de garde. Une autre bataille meurtrière s'ensuit, dans laquelle Armin voit son ami Eren se faire avaler par un Titan après qu'il venait de lui éviter cette même fin. Au moment où les espoirs de la 104e brigade d'entraînement semblent s'évanouir, un nouveau Titan mystérieux fait son apparition et commence à tuer les autres Titans, ce qui permet à la brigade de replier en évitant d'ultérieures pertes. Le Titan rebelle ayant fini par être dévoré par les autres, on découvre à la surprise générale qu'il était contrôlé de l'intérieur par Eren, qui se révèle comme possédant la capacité de se transformer en Titan à son gré. Avec quelques difficultés, Eren et ses camarades parviennent ainsi à convaincre les chefs de l'Armée de s'embarquer dans une mission pour l'escorter jusqu'à Shinganshina où se trouve la cave de son père (qui lui a par ailleurs inoculé le pouvoir du Titan), censée contenir des révélations sur la vraie nature des Titans.

Cette série n'a pas vu le jour dans les dix dernières années par hasard. Sous ses airs de steampunk moyenâgeux ou de Berserk à vapeur, L'Attaque des Titans met en réalité en scène les craintes, les illusions et les fantasmes de l'époque post-11 septembre dans laquelle nous vivons toujours. Les craintes : la peur d'être anéanti par cette race étrange d'êtres surpuissants venus de l'extérieur, pourtant si ressemblants à nous, qui pousse les humains à lutter durement pour survivre ; les illusions : la construction de murs de protection toujours plus imposants pour défendre les populations humaines de la menace extérieure mais qui se révèlent en dernier ressort complètement impuissants à la contenir ; et enfin tous les fantasmes que cette situation provoque, du désir ardent de partir vivre à l'intérieur du dernier mur à celui opposé d'explorer le monde extérieur en détruisant tout ce qui empêche l'humanité de répandre son activité.
D'une façon concrète, le monde de l'anime est structuré comme un système néo-fasciste parfait. Organisée autour de la dichotomie de l'intérieur protecteur et de l'extérieur menaçant, la mentalité des citoyens est paralysée par la peur de l'invasion étrangère et mue par le seul désir d'aller vers le centre où ils seront à l'abri. Les réfugiés des zones ayant subi un assaut sont d'ailleurs accueillis avec mépris par les habitants des murs intérieurs qui ne voient en eux que des profiteurs qui viennent consommer leurs déjà maigres ressources alimentaires : la misère du monde qu'on ne peut pas accueillir... Tout cela ne va pas non plus sans un certain cynisme libéral de la part des gouvernants. Les architectes du mur ont délibérément concentré les populations les plus pauvres dans des districts densément habités à l'extérieur des murs dans le but d'en faire un appât à Titans et d'économiser ainsi dans le budget de sécurité, car il est beaucoup moins dispendieux de concentrer ses troupes dans quelques points précis que d'en mettre sur l'ensemble de la circonférence. En bons gestionnaires, les maîtres de ce monde règlent le surplus de population en organisant des expéditions de masse vers les terres conquises par les Titans, ce qui permet de se débarrasser de milliers de potentiels chômeurs aux frais du contribuable qui paie pour la sécurité des plus aisés et pour le massacre de ses proches. Avec le déroulement de la série on voit se dessiner de plus en plus nettement la profonde complicité entre les classes aisées et tous ceux qui défendent l'ordre sécuritaire créé par eux (et pour eux), à commencer par le Culte du Mur, cette église qui considère les trois murailles comme des dons de Dieu pour défendre l'humanité, et dont on ne devrait pas peiner à trouver des homologues contemporains...

Mais les comparaisons avec notre situation pourraient être poussées bien plus loin. Eren pourrait bien être l'incarnation d'un individu d'aujourd'hui qui s'engage dans l'armée pour anéantir les personnes qui ont fait du mal à ses proches et que l'on voit comme des monstres venus d'ailleurs en dépit des ressemblances évidentes avec son espèce. Si c'était le cas, sa transformation en Titan ouvre toute une série de questionnements inédits. Premièrement, on découvre que l'endroit derrière la nuque où l'on découpe habituellement les corps des Titans pour les tuer est aussi le lieu où se situe le corps d'Eren lorsqu'il est transformé ; de ce fait, qu'est-ce qui nous empêche de penser que les autres Titans contiendraient eux aussi des humains ? Les Titans ne seraient-ils pas plus proches de nous que nous ne le croyions ? Dans ce cas-là, ce n'est peut-être plus une autre race qu'on combattrait, mais une autre version de la sienne. La légende racontée par le commandant Pixis selon laquelle les Titans auraient pu être créés pour éviter les conflits entre les hommes en se fabriquant un ennemi extérieur pourrait ne pas être très loin de la vérité...

Tellement de doutes restent en suspense après la première saison de cette enthousiasmante série qu'il nous est douloureux d'attendre encore plusieurs mois pour en savoir davantage (j'ose pas imaginer pour ceux qui l'ont regardée à sa sortie il y a 2 ans). En attendant il faut savoir gré aux auteurs de leur capacité à transfigurer la situation politique de notre temps dans une oeuvre de fiction et à nous faire réfléchir sur les dessous et les conséquences de l'ordre sécuritaire qui s'installe déjà depuis plusieurs années. Réussirons-nous comme eux à nous libérer des chaînes du réel et à imaginer un autre monde ?