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Un chef d'oeuvre télévisuel exigeant et opaque, une épopée mystique et dense : Carnivàle est l'une des séries les plus mémorables de ce début de siècle. Et encore : elle a été tuée en plein vol, avant d'avoir pu complètement ouvrir ses ailes. De la difficulté de raconter des histoires complètes et cohérentes à la télévision.

Carnivàle fut d'abord un script pour le cinéma écrit au début des années 90 par Daniel Knauf, agent d'assurances qui ne voit aucune chance d'évolution dans une carrière qui semble de moins en moins lui plaire. Dès le début, il sait où son histoire commencera et où elle finira. Les studios rejettent son script, le considérant la plupart du temps comme "trop bizarre". 10 ans plus tard, c'est finalement à la télévision, sur le HBO, que Knauf pourra développer son histoire, en débutant sous la tutelle de Ronald D. Moore (Battlestar Galactica) avant de voler de ses propres ailes.
Prévu comme une histoire en trois actes de deux saisons chacun, Carnivàle sera finalement abandonnée par HBO au terme de sa deuxième saison, officiellement à cause des audiences déclinantes. Si l'on évoque en sous-sol le financement de Rome, avouons aussi que Carnivàle, restée assez confidentielle, n'a jamais su réellement séduire le public. Beaucoup la comparent en cela à un David Lynch, dont on admire le génie mais qui n'attire guère le spectateur moyen. Et pour cause...
1934 : l'Amérique de la grande dépression, qui voit les gens jetés sur les routes pour fuir la misère ; un univers qui sent la poussière et la crasse, où les politiciens véreux côtoient les prédicateurs.
Le jeune Ben Hawkins, fugitif, vient juste d'enterrer sa mère lorsqu'il est recueilli par le Carnivàle, une caravane de forains menés d'une main de fer par Samson, un nain à la fois sage et lubrique ; Samson tire lui-même ses directives du Management, qui ne sort jamais de sa caravane et dont personne ne connaît l'identité. Autour de lui gravitent des forains et des freaks inoubliables : Jonesy, bras droit de Samson, sorte de contre-maître supervisant les installations en traînant péniblement sa mauvaise jambe ; Sofie, qui tire les cartes en écoutant les conseils avisés de sa mère, catatonique et muette pour le reste du monde ; Lodz, l'aveugle mentaliste incarné par l'inénarrable Patrick Bauchau. Et bien sûr les incontournables : la charmeuse de serpent, l'homme-lézard, la femme à barbe et les stripteaseuses, tous ceux qu'on s'attend à croiser dans une fête foraine digne de chez Tod Browning. Tous adoptent Ben plus ou moins vite et l'aident dans sa quête, alors même que le mystérieux don du "gamin" - guérir les êtres vivants, mais en pompant la force vitale des choses qui l'entoure - l'amène sur la piste des cauchemars qui hantent ses nuits.
Car quelque part en Californie, le frère Justin (impressionnant Clancy Brown) se découvre lui aussi des dons particuliers, alliant télépathie et clairvoyance. Persuadé que Dieu lui envoie des signes, il se lance dans la construction d'une église et cherche à rassembler un maximum de fidèles... en semant quelques morts sur sa route, après avoir déterré leurs pêchés.
La saison 1, opaque et principalement didactique, laisse le mystère sur l'orientation des deux antagonistes, Ben et Justin, qui se voient mutuellement dans leurs rêves. Le frère Justin est-il réellement guidé par Dieu ? Ben est-il vraiment un saint ? Qui sont ces deux hommes que l'on aperçoit dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale ? Qui se cache derrière le Management ? Progressivement, la saison 2 va poser les bases solides d'une mythologie dense et complexe, mais toutefois parfaitement cohérente. A mesure que les deux camps se rapprochent (géographiquement, la caravane se déplaçant souvent), on découvre lentement qui sont les véritables antagonistes de l'histoire et quelle direction celle-ci va prendre.

Grâce à Wikipédia (dans sa version anglaise) on peut découvrir toute la mythologie de Carnivàle - mais pas le fin mot de l'histoire, Knauf s'étant bien gardé de le révéler, espérant d'abord pouvoir continuer l'aventure avant de laisser le mystère planer, considérant qu'elle ne peut être contée autrement qu'avec des sons et des images. Mais là où la cohérence du récit frappe, c'est qu'en lisant cette mythologie on devine déjà comment l'histoire aurait évolué, et on découvre de nombreux indices disséminés dans les deux saisons, certains pointant même vers la fin programmée de l'histoire. Le gâchis n'en est que plus retentissant : au second visionnage, aucun des mystérieux événements qui parsèment la série ne semble dissonant ou insoluble, et on se rend vite compte qu'il manque très peu de pièces du puzzle. Tout est déjà là, n'attendant que l'arc narratif approprié pour éclater au grand jour.

HBO a décidé de mettre fin à une série très cohérente, certes très opaque aussi, pour privilégier d'autres projets. L'histoire est coupée net pour cause de gros sous. Il faut dire que la reconstitution minutieuse et vraisemblable de l'Amérique des années 30 était un poids dans le budget - mais aussi un formidable atout. En plus de personnages riches et d'une intrigue coupée au cordeau, Carnivàle pouvait se vanter d'être un aperçu fidèle d'une époque charnière de l'Amérique, celle qui a vu le New Deal et a regardé de loin poindre la menace nazie. Carnivàle est un tout, une expérience, un voyage à travers si proche de nous et pourtant si peu familier. Une merveille télévisuelle qui n'aura malheureusement jamais connu l'état de grâce, mais qui mérite largement le coup d'oeil.
Rasebelune
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le 7 juil. 2010

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Rasebelune

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