La légende de Caïssa

Dans un contexte paranoïaque en pleine Guerre Froide, une jeune orpheline prodige des échecs défit les joueurs les plus renommés du monde et se hisse progressivement à la hauteur d’un maître échiquier soviétique.

La Reine prend le Fou

En 1967, Beth Harmon (Anya Taylor-Joy) atteint le tournant décisif de sa vie. Dans une salle remplie de journalistes et d’admirateurs, le monde entier est rivé sur un duel d’échecs historique opposant une femme sous-estimée et le redoutable Vasily Borgov, maître soviétique. Dès cet instant, la série fait une pause et nous catapulte plusieurs années en arrière afin de suivre le périple de Beth Harmon à partir de ses huit ans jusqu’à son ascension. Il s’agit de la construction méthodique et progressive, mais néanmoins fictive, d’une véritable légende. L’histoire d’une femme qui brava les normes de l’époque au point de devenir l’une des plus grandes joueuses d’échecs au monde.

A mi-chemin entre la fiction et le biopic, The Queen's Gambit conte l’histoire d’une femme rapidement secouée par la cruauté de la vie avec la perte de sa mère lors d’un tragique accident. Dans son malheur, elle trouve un réconfort sécuritaire en jouant aux échecs. Pour Beth ce jeu est davantage qu’une passion ou qu’un passe-temps, car quand sa vie part en lambeaux en demeurant totalement impuissante et désarmée face à cette situation dramatique, elle décèle à travers le jeu des échecs la possibilité de contrôler son destin. Les échecs sont équitables, honnêtes, et justes. Soit tout ce que sa vie n’a pas eu l’occasion d’être dès sa plus tendre enfance. Jouer aux échecs revient à avoir le contrôle de toutes les actions et d’assumer toutes les conséquences d’un mauvais choix. Si elle est en mauvaise posture, c’est d’abord de sa faute et non celle des aléas de l’existence.

Pour de nombreuses raisons, le jeu d’échecs est loin d’être un élément très cinégénique à l’écran. On le considère souvent comme ennuyeux, d’autant plus qu’il est difficile de capter l’attention du spectateur en créant une certaine tension lors des parties. La mini-série parvient sans mal à donner un véritable engouement durant les duels en se focalisant sur les regards déterminés des joueurs mais aussi la manière dont les pièces sont déplacées. La prestation d’Anya Taylor-Joy est une nouvelle fois incroyable, tant elle capte notre intérêt et délivre toutes sortes d’émotions ou parfois feint habilement de ne pas en avoir. Assurément, après Split ou encore The Witch la jeune actrice américaine est une star montante à suivre de très près tant elle déborde de talent et délivre des performances spectaculaires. On peut toutefois reprocher à la série de ne pas toujours mettre en scène des parties décisives et importantes à l’écran, certaines se clôturant hors-champs plutôt que d’être présentées du début à la fin. C’est le cas de deux parties contre deux grands champions qui se concluent en annonçant simplement le résultat à la place de présenter le duel dans son intégralité, en revanche certaines parties plus modestes bénéficient d’un temps total à l’écran. Une erreur qui dessert grandement les enjeux des duels principaux.

Roquer

A bien des égards, l’émancipation de Beth Harmon en tant que femme se fait d’une manière très intelligente et utile. En effet, la plupart des œuvres qui détiennent un message politique utilise une forme de communication loin d’être subtile au point d’infantiliser le spectateur avec un statut autoritaire. En résulte une transmission du message qui perd en efficacité dans son effort de persuasion, soulignant encore davantage les tendances assez lourdes dans le cadre de certains divertissements assimilés légitimement à de la propagande. Dans le cas de The Queen's Gambit, la série n’applique jamais une quelconque rhétorique du vide et divulgue son message dans le but d’intéresser, et non d’éduquer.

Beth Harmon se caractérise principalement par son tempérament très révoltant face aux convenances de l’époque. Dès son enfance, elle est souvent incapable de se tenir correctement en public et rejette toutes les obligations imposées aux femmes. Son attrait dévorant pour les échecs n’arrange pas les choses étant donné que ce domaine est principalement réservé à un monde exclusivement masculin. La série n’hésite pas à nous montrer cette ambigüité, notamment lors de nombreuses scènes où Beth est sous-estimée et où on lui refuse de jouer en compagnie des hommes. Le monde des échecs vit avec le préjugé qu’une femme n’y a pas sa place, même si aucune règle concrète ne refuse la participation. En conséquence, Beth Harmon est contrainte dès ses débuts de démarrer les tournois au plus bas de l’échelle face aux joueurs les plus faiblement classés avant de réellement commencer à jouer contre des hommes expérimentés. Il est d’ailleurs intéressant de voir à quel point la défaite d’hommes souvent d’âges mûrs face à une jeune enfant peut faire surgir différentes réactions. Parfois c’est la colère qui prime à cause d’une honte, parfois la tolérance, parfois une excuse sincère. Il advient même des moments où Beth peut obtenir un soutien masculin sans faille pour l’aider à réaliser son rêve de devenir la plus grande joueuse du monde. Une preuve, s’il en fallait une, que la série se situe aux antipodes des autres divertissements du catalogue Netflix.

Quoi qu’il en soit, Beth est soumise à la malédiction de nombreux grands personnages qui sombrent comme une évidence inéluctable dans des addictions tenaces pour des raisons différentes. Dans le cas de Beth, son mauvais départ dans la vie poussa la jeune femme à se consoler en consommant diverses substances. C’est notamment le cas du Librium, un anxiolytique puissant destiné à calmer efficacement les jeunes filles de son orphelinat. Ce médicament contesté s’avère être également un excellent moyen de concentration, une aubaine pour une joueuse d’échecs qui prend plaisir à rejouer des duels en fixant un plafond et en matérialisant les pièces de bois tard dans la nuit.

Conclusion

A l’instar du film « le Prodige » avec Tobey Maguire, The Queen's Gambit raconte l’histoire d’une personne normale qui défie le plus grand joueur d’échecs du monde alors que les tensions de la Guerre Froide scrutent avec attention ce duel historique.

La mini-série prend la trajectoire classique d’une ascension, mais élargie progressivement son contexte afin de traiter conjointement d’autres sujets. C’est notamment le cas du portrait psychologique de Beth Harmon radicalement aux antipodes des normes de la société de l’époque. En tant que femme elle est placée dans des cases, mais se révolte afin de s’émanciper des convenances oppressantes pour vivre pleinement sa vie et sa passion. Cependant contre toute attente, Netflix aborde son sujet de manière étonnamment intelligente sans jamais sombrer dans ses méthodes maintes fois reconnues.

Caïssa : nom de la déesse des échecs.