Lost : Les Disparus
6.8
Lost : Les Disparus

Série ABC (2004)

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Les revenants


S’atteler à rédiger une critique de Lost qui serait compréhensible, valable et satisfasse (au moins) son auteur, a quelque chose de flippant, d’intimidant et de trop vaste en soi parce que ce monstre de série, chimère ou manticore, sphinx aux mille et une énigmes, est si complexe à appréhender que l’analyse se risque facilement à l’anecdotique, à la perdition générale. En six ans, Lost a (dé)construit, a imposé une véritable mythologie télévisuelle comme il en existe une seule, une vraie, tous les cinq ans environ (Friends, Les Soprano, The wire, Breaking bad…), parvenant à transcender son point de départ scénaristique (rester en vie, à tout prix, sur une île étrange et dangereuse) pour en faire une odyssée profondément humaine qui, d’emblée, fait devenir fou.


Au commencement il y a un œil, un œil qui s’ouvre (des yeux qui s’ouvrent, qui voient ou qui croient voir : c’est le leitmotiv visuel, une sorte d’image primitive amorçant la plupart des épisodes, Locke allant jusqu’à affirmer qu’il a "regardé dans l’œil de l’île, et ce que j’y ai vu était magnifique"). Un œil donc, celui de Jack Shephard, allongé dans une forêt de bambous, encore vivant ou déjà mort peut-être. Le vol Oceanic 815 vient de s’écraser il y a quelques minutes après s’être disloqué en plein vol. Perdus sur une île du Pacifique qui, très rapidement, va révéler d’innombrables mystères, les rescapés de la tragédie vont devoir apprendre à (sur)vivre ensemble pour ne pas mourir seul (c’est le titre du season finale de la saison 2, adage confirmé plus tard lors du grand final dans l’église).


Apprendre à accepter, chacun, leurs agissements passés, présents et futurs, et leurs conséquences (Jacob rappellera, à Hugo, Jack, Kate et Sawyer, quelle était leur existence, solitaire, faillible et sans but, avant d’être "amenés" sur l’île). Lost a, d’abord, tout du jeu de piste(s) divertissant avec ce qu’il faut de secrets, d’indices étranges, de paradoxes temporels, d’ours polaire, de bateau pirate et autre statue géante à quatre orteils. On pense à Jules Verne, on pense à Stevenson, à Wells, à Asimov, à Carroll aussi, à toute une littérature, à tout un imaginaire d’aventures et d’intrigues (voire même philosophique : Locke, Hume et Rousseau sont les noms attribués à trois personnages) échauffant les envies et les esprits, et les théories davantage.


J. J. Abrams, Carlton Cuse et Damon Lindelof ont fait de Lost un étonnant patchwork d’emprunts et de références à un large ensemble de récits légendaires ou bibliques. On n’oubliera pas non plus les équations et les formules mathématiques, les messages codés et les nombreux symboles qui parsèment chaque épisode de la série. Et puis il y a le temps, ce temps trituré qui fait de Lost un palindrome, un ruban de Möbius (voire plusieurs) finalement rompu par les Parques. Tel Fred Madison dans Lost highway, mais sans l’éternel recommencement pour illustre «victoire», Jack revient, dans la dernière scène de la dernière saison, au point d’origine de la première scène de la première saison (allongé dans la forêt de bambous).


Mais là où Lost highway reprenait à nouveau sa course folle, Lost se déprogramme soudain dans un ultime regard et un ultime envol (celui du Air Ajira 316). Cette magnifique élaboration du temps, friable et réversible, alternatif ou en avance, se concrétise dans chaque saison par ces incessants flashbacks, flashforwards (à partir de la saison 4) et autres flash-sideways (récits parallèles, à partir de la saison 6), et ces flashs sont-ils ceux d’avant la mort quand la vie défile à toute vitesse, par fragments soudains ? Seraient-ils une possibilité entrevue, dans leur multiplicité, d’un purgatoire (ou d’une simple réalité ?) où se devinerait la crainte de Dieu dans l’attente du jugement dernier, d’un Éden qu’on aurait promis ?


The end of nights we tried to die


Ses trois niveaux de lecture (en plus du cours présent) permettent ainsi d’organiser et de (re)composer progressivement le passé (et l’avenir aussi) de chaque personnage par rapport aux autres ou à un ensemble plus étendu, plus universel. Tels un rébus, une charade à l’infini, l’assemblage des différentes informations construit une toile qui s’étend sans cesse, comme un univers en expansion. C’est principalement dans la saison 5 que les scénaristes vont, littéralement, désintégrer les différents arcs de narration. Personnages, lieux et époques : tout se mélange, tout se télescope et tout s’annule. Les voyages dans le temps se font en quelques secondes et de façon aléatoire, égarant, dans les entrelacs du destin, ces damnés du ciel cherchant des réponses à leur condition.


L’île elle-même, en influant directement sur sa source d’énergie électromagnétique (grâce à la roue de glace), est sujette à des déplacements temporels et géographiques. L’axe du Mal, enfin, se déplace et se transporte (traversant les âges, les époques et les siècles sans que rien ne puisse l’arrêter), se permute aussi sûrement que les axes temporels se dérèglent, admettant plusieurs représentations au fil des saisons : d’abord cette fumée noire menaçante, puis les Autres, puis Benjamin Linus, puis Jacob, puis Charles Widmore, puis enfin l’homme en noir/Locke (frère de Jacob, et dont on ne saura jamais le prénom. Esaü ?).


Jack, figure christique par excellence (lors du combat avec l’homme en noir sur la falaise dans la saison 6, celui-ci le blesse au flanc droit), du saint et du martyr à la fois, est celui qui guide et celui qui mène, qui s’oppose aux natures variées du Mal (et à sa "dispersion" hors de l’île), qu’elles soient physiques ou morales, sans cesse et jusqu’à la fin. On rêvait d’ailleurs beaucoup (on rêvait trop ?) de cette fin, de ce "The end" inéluctable. On rêvait d’une fin qui atteindrait les sommets de celle du Prisonnier (délirante), de Twin Peaks (affolante) ou de Six feet under (bouleversante). On rêvait d’un dernier souffle s’ouvrant à d’autres questionnements, et même à d’autres frustrations (Lost s’était faite spécialiste de la chose). On rêvait…


Une apothéose donc. Une consécration qui ne finirait pas la série, parce que Lost semblait ne pas devoir se terminer, ne devait pas se terminer (et certainement pas comme ça). Parce que dans l’inconscient collectif planétaire, Lost continue encore et encore, paraît avoir sa propre vie au-delà des sites de téléchargement, de nos écrans de télévisions ou d’ordinateurs. Le final, bafoué, décrié, conspué, rarement apprécié, plus proche d’une petite bondieuserie entre amis (cette lumière plus blanche que blanche protégée par deux anges) que d’un abîme noir entrevu enfin, et plus vertigineux encore que ce que l’on pouvait (voulait) imaginer, aura fait couler bien d’encre et autant de fiel.


Deux théories ont semblé s’affronter : ceux qui pensent que les créateurs de la série savaient, dès le départ, où ils allaient et où ils comptaient emmener les téléspectateurs. Les autres qui, au contraire, pensent qu’ils sont plutôt bien retombés sur leurs pieds et, qu’au moins jusqu’à la saison 3, n’avaient aucune idée de la direction à prendre, brouillant les pistes en s’embrouillant eux-mêmes. C’est que Lost paraît dépasser toutes interprétations, déjouer toutes tentatives de résolution, annihiler le moindre effort de logique. Entre impairs et merveilles, fumeux et fabuleux, ésotérisme New Age et dédale métaphysique, la série construit, en creux, une épopée existentielle sur le destin et la mort, les choix et les accomplissements de chacun à prendre et à faire au cours de toute une vie. La nôtre.


Article sur SEUIL CRITIQUE(S)

mymp
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le 29 juin 2016

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