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Série HBO (2002)

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Attention spoilers.


Je me souviens encore de mon visionnage des premiers épisodes, alors que j’étais au lycée. Je me souviens en parler à des amis : "C’est intéressant, mais c’est un peu chiant…". Le grand amateur de série que j’étais ne comprenait pas le statut de meilleure série de tous les temps qui revenait souvent sur la toile. Il était impossible pour moi de reconnaître que ce que j’avais commencé à regarder avant d'abandonner au beau milieu de la première saison était, en fait, la plus sérielle de toutes les séries.


Car The Wire, avant d’entrer dans ses éléments les plus brillants, est avant tout une œuvre qui a tout compris de son support. On parle souvent de la Comédie Humaine de Balzac pour trouver un semblant de comparaison pour une œuvre incomparable. Effectivement, on retrouve cette volonté d’aller étudier chaque recoin d’une société pour en extraire le sens le plus profond. Ne laisser aucune facette non explorée. La littérature n’est donc jamais loin, d’autant plus lorsque l’on sait que David Simon, le cerveau de toute l’opération a sévi en tant que journaliste avant de changer de bord. On retrouve cette densité, qui rend les pages d’un livre aussi vivantes que peut l’être une série. Les pages se tournent aussi facilement que les épisodes se regardent. Là où la concurrence de The Wire choisit souvent d’utiliser le format sériel pour donner plus de force à leurs cliffhangers, la série de HBO préfère provoquer le binge-watching en proposant une multitude d’éléments créant une densité, d’abord jamais vu (à la limite chez Les Soprano de la même HBO, mais non puisque cette dernière se concentre au final sur un personnage central. Plutôt chez Game of Thrones, toujours chez HBO, décidément), mais aussi complètement addictive. Aujourd’hui, on pourrait parler du projet de Vince Gilligan, dont le spin-off de la série à méga-succès Breaking Bad, Better Call Saul, vient rajouter toujours plus de profondeur à la série originale, pour au final proposer une étude non pas de caractère, mais bien de lieu. Preuve que le modèle The Wire, n’ayant quasiment pas été suivi, est bien unique en son genre.


Toujours dans cette volonté d’étudier chaque recoin de l’endroit mis sous projecteur, soit la ville décimée par la criminalité de Baltimore, la série nous propose une multitude de personnages, aux backgrounds jamais redondants et aux origines sociales de tous bords. Chaque personnage est étudié, et est élevé au rang de philosophe digne d’être cité en début d’épisode, comme autant d’individus possédant leur propre moralité, et sur lesquels les règles de société acquises par le reste du monde ne semble pas faire pression. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’en tant que spectateurs, les personnages recueillant nos faveurs ne sont pas forcément ceux qui jouent les règles classiques, mais bien leurs propres règles, tant qu’elles paraissent un tant soit peu morale. Stringer Bell, Omar Little, Jimmy McNulty, voilà les personnages favoris du spectateur moyen. Trois camps, chacun ne jouant pas aux règles qu’on leur impose, que ce soit le code de police, la loi, ou même le « game » dont tout le monde parle, et qu’Omar s’amuse à défier. Il dira d’ailleurs : "A man gotta have a code", sans doute la citation la plus importante de toute la série, car c’est bien elle qui définira ce que les personnages ont le droit de faire dans le cadre de la fiction. Frank Sobotka a le droit de faire passer la drogue dans Baltimore pour nourrir les membres ouvriers de son syndicat, Freamon a le droit d’utiliser des systèmes d’écoute illégaux, et Colvin a le droit de monter une zone de non-droit. Autant d’indices pour nous montrer la fragilité de la morale.
Il est également intéressant dans cette optique de remarquer le jeu de comparaisons entre les différents milieux présentés. Un jeu particulièrement visible dans la première saison, où le milieu de la drogue est directement mis en lien avec celui de la police, notamment par leur organisation pyramidale, parfaitement comparé par D’Angelo Barksdale (probablement le personnage le plus apte à penser par lui-même parmi le camp des dealers) à un jeu d’échec. On pourra retrouver ce genre de comparaison entre les enseignants et les politiques dans la saison 4, tous cherchant à manipuler les données pour prolonger leur survie dans leur milieu respectif, quitte à en blesser les élèves ou citoyens.


Le questionnement moral est bien au centre de la série, jusqu’à voler la vedette de l’étude de Baltimore, pour transformer une étude de cas en étude universelle du caractère humain. Avec une question en fer de lance : La fin justifie-t-elle les moyens ? Particulièrement visible dans l’ultime saison, cette question va devenir le symbole de tout ce que cette série essaye d’accomplir. Encore une fois, plusieurs personnages de milieux différents vont être confrontés à des problèmes similaires sur le plan éthique. Marlo Stanfield, personnage détestable par son manque de respect pour quoi que ce soit à part lui-même, mais dans le même temps fascinant par son sang froid et son sens des affaires intraitable (dans cette série, impossible de juger un personnage par l’amour qu’on lui porte), n’hésite pas à assassiner qui que ce soit se mettrait sur son chemin vers le trône de Baltimore. Même lorsque les preuves ne sont pas accablantes, aucun risque ne peut être pris par cet homme au regard glacé. Peut-on briser les règles de son propre jeu pour arriver à ses fins ? Voilà une question que deux autres personnages se poseront. Scott Templeton d’abord, et ses mensonges journalistiques à répétition, lui permettant de se faire bien voir de ses supérieurs (comment le juger, dans ce milieu voué à disparaître bientôt ?), et Jimmy McNulty ensuite. Ce dernier n’hésite pas à déguiser des scènes de décès pour les transformer en meurtre. Ces trois personnages défont les règles de leur milieu pour les remplacer par les leurs. Chose qui ne restera pas sans conséquences pour les trois, mais qui pourtant leur réussiront dans leur but premier. Il n’est donc pas remis en cause que jouer un jeu dangereux peut t’amener ce que tu veux, alors qu’une série plus conventionnelle se contenterait de punir simplement ces personnages. Là où le dilemme se pose est bien sûr la question morale, encore et toujours. Il est intéressant de remarquer que dans cette dernière saison, Jimmy devient une sorte de figure christique, revenant d’entre les morts de la saison 4 où il décidait enfin de prendre sa vie en main (ce qui signifiait pour lui d’abandonner toute ambition de justice), pour sauver le département de police en multipliant les heures sup et les voitures de surveillance comme autant de pains et de poissons. Mais la scène où il avoue le côté factice de son serial killer à Greggs vient retourner la situation, en le transformant d’un coup en tentateur, promettant monts et merveilles contre le silence de Kima, soit la vente de son âme, faisant de McNulty non plus un Christ, mais bien un Satan. Toutefois ne prenons pas ces comparaisons comme une indication des auteurs de l’aspect maléfique de Jimmy, mais plus un énième moyen de perdre le spectateur dans des dilemmes moraux, l’amenant à se questionner sur ses propres actions.


Cette intention de faire questionner va malheureusement de mise avec un côté fondamentalement pessimiste. En effet, il est difficile pour le spectateur, en manque de repère éthique, de ne pas constater un échec de la société. Et la série ne manquera pas de confirmer cette impression. D’abord par une impossibilité des personnages de sortir de leur cliché attitré. Bodie, manipulé par Stringer Bell, à la chute de ce dernier, ne peut que continuer la seule chose qu’il sait faire. Dans la quatrième saison, les élèves, symbole du futur de la ville, semblent perdus d’avance. Marlo, bien que libre à la toute fin de la série, ne peut s'empêcher d'aller ressentir une dernière fois le sentiment de la rue en tabassant deux revendeurs. Carcetti, avec les meilleures intentions du monde, fini par se faire bouffer par le système électoral, et par abandonner ses promesses. Abandon magnifiquement mis en scène lorsque, lors d’un discours du maire, Nick Sobotka (présenté lors de la deuxième saison) s’approche pour crier ses quatre vérités. Vite rattrapé par la sécurité, le maire s’interroge sur son identité, ce à quoi on lui répondra : "He’s a nobody". Il n’est personne, dialogue déchirant pour le spectateur qui connaît tout de la vie de Nick, contrairement au maire qui ne peut qu’accepter cette constatation.
En plus de ce côté fataliste, existe une idée de renouvellement constant dans la cinquième saison. Michael remplace Omar, Carcetti n’est qu’un changement de maire au lieu d’être le changement de vie que l’on attendait, Slim Charles remplace Avon en tuant Cheese qui devait remplacer Marlo, Duquan remplace Bubbles… À l’échelle d’une ville, la fatalité n’en est que plus puissante. Durant toute la série, Simon remet en cause les strates sociales d’une ville, mais par ce renouvellement, n’oublie pas de dire qu’elles restent indispensables à toute vie en société.


Au final, la vie est comme Hamsterdam : ambitieuse, du moment qu’on en accepte le beau comme le sale. Ne cherchez pas de réponse dans The Wire, mais laissez la vous aider à vous faire une idée, vous passerez un moment privilégié dans l’histoire de la télévision.

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le 17 avr. 2016

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