Le puritanisme de la Nouvelle-Angleterre comme fondement de la société américaine.

Le roman dystopique de Margaret Atwood La Servante écarlate de 1985 était déjà frappant par sa cauchemardesque actualité. Autant dire que je ne tarirai pas d'éloges sur cette merveilleuse série inspirée de ce roman non moins excellent, et que cela faisait bien longtemps qu'une série ne m'avait pas autant exalté comme le fit cette dernière. Evidemment, aux vues des actualités récentes, le spectateur ne se lance pas dans une telle aventure sans une pointe d'anxiété voire d'agacement, très inquiet de subir les assauts hystériques d'idéologues aux intentions purement politiques, et très angoissé à l'idée de devoir avaler une oeuvre à la sauce Me Too, toute faite de bons sentiments et de jolis sermons, et comme le disait si bien Pascal : L'Enfer est pavé de bonnes intentions. Une oeuvre fondée sur les beaux principes ne peut enfanter qu'un fade avorton, et la figure de style n'est pas ici totalement dénué de tout lien avec The Handmaid's Tale. Il faut l'affirmer dès à présent : la série dépasse dès les premières minutes du premier épisode toutes ces basses supputations, elle les explose totalement tant l'esthétique glauque toute faite de jeux de lumières et de mises en scènes bibliques effroyables, le balai incroyable des acteurs, l'habile alternance entre le temps présent et les souvenirs du temps ancien ainsi que l'intrigue d'une efficacité et d'un simplicité rares nous font hérisser les cheveux sur nos petites têtes. Dans une Amérique dévastée par des accidents nucléaires, et où le taux de fertilité a drastiquement baissé, une secte puritaine opère un coup d'Etat en assassinant le Président des Etats-Unis, en atomisant le Congrès et en affirmant une théocratie nommée Gilead. Ce régime totalitaire, qui rappelle l'Iran en bien pire, à la sauce Amérique du XVIIème siècle, enlève toute la capacité juridique aux femmes, les classe selon leur fertilité et leur foi, et fait naître en partie un corps social ultra-opprimé : les Servantes, toutes habillées de rouge, interdites de séduire, dont le seul but est de servir de matrice, violées dans des cérémonies basées sur des textes bibliques dans la chambre à coucher des Commandants, nouveaux dirigeants de Gilead, sous les yeux des Epouses, les femmes les mieux loties et les seules capables d'éduquer les enfants. Tandis que Gilead tente de convaincre les autres pays de normaliser ses relations avec elle, une répression féroce menée par les espions politiques fait des ravages parmi tout apostats, homosexuels, femmes non soumises et simples opposants. La série raconte l'histoire de Defred, anciennement June, femme ayant perdu sa famille et destinée à être Servante, placée sous la tutelle des Waterford, une des familles les plus puissantes du pays. Dans un monde où les femmes ne peuvent ni lire ni écrire sous peine de perdre un membre, ou d'être envoyées aux Colonies, Defred se rappelle son ancienne vie tout en supportant les affres de sa nouvelle vie.


Les femmes sont donc ainsi classées en trois groupes principaux : les Epouses, les Marthas et les Servantes. Ces dernières sont éduquées et gérées par les Tantes, des femmes terribles qui les maltraitent pour les soumettre et leur faire accepter leurs conditions de matrices. Gilead est une théocratie, dont la Bible est le Code Pénal, et où chaque personne se voit réaffecter à un nouveau rôle dit naturel. Margaret Atwood a brillamment déjà esquissé les raisons d'une telle dystopie misogyne puisqu'elle estime que les Etats-Unis doivent plus à son histoire avant l'Indépendance qu'après l'Indépendance. Selon cette femme remarquable, les Puritains de la Nouvelle-Angleterre ont marqué durablement la société américaine, et cette projection de cette secte reprenant le pouvoir met davantage encore en lumière les traces qu'ils ont laissé, et qui éclairent la société américaine actuelle endogame et où la mixité sexuelle est encore souvent bien moins avancée que dans l'Europe catholique. On comprend peut-être alors un peu mieux les événements récents. Ceux qui pensent naïvement que c'est un roman d'anticipation se trompent, il s'agit d'une projection de la société américaine passée dans notre présent, non pas pour prévoir, mais bien pour comprendre. Y chercher trop de crédibilité est donc vain, voire hors-sujet. Ensuite, la série touche évidemment aux sujets de l'écologie et même de la morale politique. Dans la saison 1, une Ambassadrice Mexicaine constate l'horreur de Gilead mais ne condamne pas, et pose ainsi une question essentielle : face à cette chute de la natalité, vaut-il mieux un régime totalitaire que la fin de l'Humanité ? Cette question met le spectateur face à ses propres limites éthiques, tandis qu'il souffre à la vue des horreurs perpétrées par les Yeux, par d'innombrables exécutions sommaires et scéniques. Plus encore, Deglen, une Servante, estime que Gilead a donné un sens à sa vie, et que la démocratie ne le lui donnait pas, éternelle place vide de la quête du sens. Le régime totalitaire, aussi terrible qu'il est, donne un sens. Le spectateur voit tout de même devant ses yeux les conséquences atroces d'un tel choix, et notamment le personnage de Serena Waterford, icone conservatrice dans le Monde d'Avant, qui peu à peu, aveuglée d'abord par son envie d'enfant, va découvrir l'ignominie de son Monde, elle qui a théorisé le régime mais qui est soumise à la violence de Gilead. Reste également en mémoire cet épisode dans lequel les protagonistes vont en voyage diplomatique au Canada : l'un des plus beaux épisodes de l'histoire des séries. The Handmaid's Tale ne laisse évidemment pas indifférent parce qu'il confirme certaines intuitions quant au protestantisme, au totalitarisme et à la condition féminine, et aussi qu'il raconte une véritable histoire.


Elisabeth Moss a donné à son personnage un visage absolument parfait et une tessiture rarement égalée. Il n'est pas facile dans une oeuvre de dystopie que de construire un personnage principal intéressant, parce qu'il doit nécessairement se mettre en retrait par rapport au Cosmos dans lequel il évolue. Pourtant, cette brillante actrice campe un personnage complexe, aux expressions faciales formidables, dont la pluralité des registres est bluffante. Il y a chez cette femme combative et non moins fragile une humanité tellement universelle et tellement belle que le spectateur ne peut rester insensible à son sort. Les autres personnages sont tout aussi brillants, et notamment chapeau bas à l'interprète de Serena, qui est peut-être le deuxième personnage le plus fascinant de cette série : sa froideur contraste avec ses nombreuses scènes où elle laisse tomber le masque. La série nous dessine des personnages plurielles, ambivalents jusqu'à légèrement gommer à certains moments la différence entre ce qui serait moral ou immoral, bien ou mauvais, humain ou inhumain. Certaines scènes sont révoltantes, voire difficilement soutenables, et revêtent une esthétique d'une grande qualité, alliée à une bande-son tout aussi exquise et à un art du flash-back typiquement américain. Il n'y a pas à dire : l'intrigue tient également très bien la route, et réussit à maintenir un équilibre en un rythme exaltant et une nécessaire modération de crédibilité. Le pari d'une oeuvre philosophique et pourtant populaire est franchement réussi. Tout cela nous rappelle que le féminisme n'est pas une manie de notre époque, mais qu'il est une nécessité pour endiguer encore un peu les racines de nos civilisations, qui remontent à la surface imperceptiblement, sans que nous nous en rendions compte.

PaulStaes
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le 6 nov. 2018

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Paul Staes

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