"Je m'éveille. Je suis scénariste, mais j'ai perdu la mémoire... Que voulais-je écrire ?
Est-ce ma vision ou celle d'un autre ? Je vois une île paradisiaque mais pleine de dangers, et étouffée de mystères. Je dois écrire cela.
Est-ce mon inspiration ou celle d'un autre ? Tant pis, je l'écris, car il faut aller de l'avant dans cette jungle au sens propre et figuré.
Il me vient... une inspiration ? Ou sont-ce des souvenirs ? Alors j'écris une seconde île au large... D'autres habitants sur l'île qui en connaissent tous les secrets, mais jouent de prime abord les naufragés sauvages... Un village complet établi sur un autre rivage... Un radeau de survie égaré... Une attaque de requin autour d'un radeau... Des nombres récurrents au secret enfoui...Des flashbacks illustrant le passé des égarés... Un bâtiment inattendu mais en ruine dans ce lieu perdu...
Quoi, tout ça existait déjà avant mon scénario ? Je ne me souviens plus. Je ne sais plus si j'écris un hommage ou un plagiat, si je suis confus ou si je suis un fil ironique, si je transcende des fondations rebattues ou si j'arpente des terres inexplorées.
Que vois-je encore ? Est-ce bien mon imagination ? D'autres inspirations ? Ce monde virtuel où projeter une image de soi, en suis-je le premier auteur ? Ou bien ce futur inquiétant ? Ou ce complot sans mystère, si accessoire ? Ne furent-ils pas légion avant moi, les créateurs de ce type de péripéties ? Mais alors, si ce n'est pas une nouvelle idée, il faudrait lui amener du sang neuf ! Un regard, un angle, une nouvelle impulsion ! De la cruauté, de la grandeur, de l'ampleur ! Pourquoi est-ce que j'oublie ces règles si fondamentales ? Pourquoi est-ce que je n'écris qu'une pâle copie sans une relecture de mon imaginaire emprunté ça et là ? J'ai oublié qui m'a précédé, bon sang ! J'ai oublié qu'on a défriché et aplani le terrain ! J'écris comme un touriste en croisière qui verrait les côtes américaines à l'horizon et crierait aux autres voyageurs qu'ils vont aborder un nouveau monde. Sans l'excuse d'un Colomb ne sachant rien des Vikings.
Bon sang, pourquoi me faut-il oublier que mes idées doivent aller au bout pour vraiment marquer les esprits ? Je ne peux pas lancer tant de pistes et d'événements sans leur réserver une issue, un but, une motivation !
Tout va trop vite, rien n'aboutit, je suis inarrêtable ! Je fuis en avant, et ne me souviens pas que le grand risque est d'entraîner tous mes suiveurs dans l'abîme.
Et qui s'éveille à quelques pas de moi ? Qui sont ces autres créateurs qui ont perdu tout souvenir, également ? Ils n'attendent pas de retrouver la mémoire, ils foncent ! Ils mettent en scène en oubliant qu'on ne produit plus de série comme il y a trente ans. Qu'il y eut trop d'illustres grands frères à l'aspect visuel extraordinaire pour se permettre de bâcler les éclairages, le jeu des acteurs, le soin du cadrage, la photographie pour rendre toute sa superbe aux superbes lieux. Ils ont oublié que de beaux repérages ne suffisent en rien !
Ils ont oublié qu'il faut prendre son temps pour amener aux climax, qu'il ne faut pas jeter ses acteurs dans des émotions extrêmes sans les avoir présentés, qu'il faut calmer le rythme pour créer un suspense, qu'il faut prendre le temps de découvrir de nouveaux lieux, surtout quand il s'agit de passer soudainement de l'île vierge à l'infirmerie high-tech.
Ils ont oublié qu'il est devenu absurde, pour ajouter aux grossiers traits de caractère d'un personnage texan brut de décoffrage, décadent et corrompu, de l'affubler d'un chapeau de cow-boy pour enfoncer le clou !
Ils ont oublié qu'il faut aiguiller les acteurs, les planter dans la chair de leurs personnages. Il leur faut des motivations, des fêlures, des tremblements. Comment ont-ils pu oublier ça ? Désormais, chaque coup de colère, chaque frayeur, chaque détresse tombera à plat...
Ils ont oublié qu'il faut risquer la personnalité d'un réalisateur, l'oeil d'un showrunner exigeant, l'emballement d'un visionnaire, pour faire tenir un projet si grandiose dans ses moyens et ses ambitions.
Et moi... J'ai oublié la subtilité dans les caractérisations. J'ai oublié la puissance des coups de théâtre,et je me suis contenté de les faire pleuvoir.
Mais cette amnésie m'a fait commettre une erreur plus grande encore. J'ai oublié que dans ce grand festival d'idées empruntées, j'avais une grande idée. Une idée qui, à défaut d'être purement originale, était assez intrigante pour faire oublier tous les oublis que nous avons eu en chemin.
Cette idée, c'était l'amnésie. Non pas la simple idée de l'amnésie, mais l'amnésie qui frappe les criminels condamnés. L'amnésie qui permettait d'explorer les failles psychologiques abyssales de l'âme, et de se demander la question des premiers âges : qui sommes-nous ? Qui sommes-nous hors de nos souvenirs, de nos éducations, de nos traumatismes ? Sommes-nous condamnés à être ce que nous fûmes avant l'amnésie ? Avons-nous une chance d'exister autrement ? Garderons-nous ancrés dans nos gestes et nos désirs les gestes et les désirs que toute une vie y avaient forgé, fussent-ils haïssables ? Quel est la part de l'inné et de l'acquis dans le crime, et cette part est-elle égale pour chaque criminel ?
Mais cette véritable idée de scénariste, celle qui aurait pu être l'identité de cette série et la démarquer ainsi de toutes ses inspirations, j'ai oublié de l'exploiter. En trois épisodes je l'ai jetée à la mer, et je l'ai étouffée avec autant de non-sens que je l'ai faite apparaître.
J'ai oublié de rendre cette aventure mémorable. Alors que peut-il en rester dans les souvenirs de ceux qui la suivront ?"