Trepalium
5.9
Trepalium

Série Arte (2016)

Après Occupied et sa Norvège envahie par les Russes, Arte dégaine Trepalium, une nouvelle série d’anticipation (française !) dans laquelle 20 % d’actifs sont séparés de 80% de chômeurs par une enceinte en béton. Jusqu’au jour où, pour apaiser la révolte qui gronde, le gouvernement impose aux salariés de la Ville un quota d' »emplois solidaires » venus de l’autre côté du mur… Une fable acerbe – extrême jusqu’à l’absurde – sur la place du travail dans notre société et les souffrances qui en découlent. En creux, c’est bien l’ultralibéralisme et ses dérives qui sont visés.


«Interroger notre rapport au travail, c’est interroger ce qu’est l’individu, nos identités. […] On est dans des sociétés où le travail définit vraiment le lien social, toute une organisation. Ne pas avoir de travail, ça crée beaucoup de vide, de souffrance», analyse Sophie Hiet, cocréatrice de Trepalium aux côtés d’Antarès Bassis. Le nom de la série fait judicieusement référence à un instrument de torture constitué de trois pieux utilisé au Moyen Âge («trepalium» ou «tripalium») dont découle le mot français «travail».


En 2007, le duo d’auteurs avait d’ailleurs traité la même thématique dans leur court-métrage d’anticipation L’Emploi vide (réalisé par Antarès Bassis) qui leur avait laissé un goût de reviens-y. Depuis, la crise financière mondiale de 2008-2009 est passée par-là, avec les répercussions économiques que l’on connaît. Le propos reste donc particulièrement d’actualité, ce que n’a pas manqué de relever Arte, coproductrice de la série avec Kelija.


« Je me suis rendue compte de la chance que j’avais »


Depuis que le genre existe, l’anticipation a toujours permis de parler du présent en extrapolant les pratiques et les aspirations de nos sociétés. C’est ce que fait Trepalium avec son monde polarisé à l’extrême entre actifs étouffés par la pression (un licenciement est synonyme d’aller simple vers la Zone) et chômeurs victimes d’un véritable apartheid (repoussés hors de la Ville, ils manquent de tout: électricité, eau potable, nourriture).


Au début de la série, le personnage d’Izia Katell et une autre « zonarde » tentent d’être sélectionnées en tant qu'«emplois solidaires», une scène éprouvante pour l’actrice Léonie Simaga: «Je me suis retrouvée face à deux jeunes gens blonds, blancs aux yeux bleus, très beaux et très froids […] qui me questionnaient sur notre droit à passer ce mur, notre droit à rentrer. Je me suis rendue compte de la chance que j’avais, moi, d’être du bon côté, et de ce que ça voulait dire de ne pas être du bon côté. Qu’il y ait des gens en face de soi, faits de chair et d’os, qui [puissent] décider de votre vie, et donc de celle de vos enfants». Ronit Elkabetz, interprète de la glaciale Première ministre, a quant à elle ressenti les troublantes similitudes entre le mur de Trepalium et celui, bien réel, de son pays, Israël. Dans les deux cas, bien souvent, pour ceux qui habitent du bon côté, « vous êtes détachés, vous ne pensez qu’à vous-mêmes, vous êtes dans votre petite boîte de vie », regrette la comédienne.


Une esthétique rétro-futuriste


Visuellement, Trepalium possède un certain cachet, notamment côté Ville où la (trop) grande sobriété des environnements souligne la déshumanisation d’une société contrainte de réprimer ses sentiments. Pour rendre ce futur dystopique crédible, « pas besoin d’être dans la débauche de science-fiction, de gadgets, de technologie », estime Antarès Bassis en citant comme références cinématographiques Soleil vert, Bienvenue à Gattaca et Les Fils de l’homme. Des classiques qui, selon lui, évitent le tape-à-l’œil et vieillissent donc mieux. Le budget de 6 millions d’euros n’aurait de toute façon pas permis de se la jouer Hunger Games… Les rares plans aériens en images de synthèse – pas toujours très réussis – illustrent ce manque de moyens.


«Quand j’avais 10 ans, j’imaginais ce qu’était le futur. J’imaginais des bâtiments en verre, […] de l’ultramoderne, des voitures qui volaient», se rappelle Vincent Lannoo, réalisateur de la série issu du monde du cinéma (Les Âmes de papier, Au nom du fils, Vampires…). « Je suis arrivé en 2015 et, finalement, ça n’a pas tant changé que ça. […] Le futur est aussi fait du passé ! » L’univers hybride de Trepalium présente donc à la fois des immeubles futuristes, des écrans interactifs omniprésents, des bâtiments décrépis à la sauce post-apo, mais aussi des réminiscences du passé incarnées par les voitures ou les vêtements des actifs, ces derniers étant inspirés de la série Peaky Blinders qui se déroule après la Première Guerre mondiale. Une esthétique rétrofuturiste intéressante qui fait écho à l'«esprit de régression que peut apporter le libéralisme poussé à l’extrême», selon Vincent Lannoo.


Une charge anticapitaliste ?


«Nous ne voulons pas être des donneurs de leçons. Juste faire passer un discours un peu humaniste. Nous voulons nous interroger sur les pressions que doivent supporter tous les acteurs de la société, des politiciens censés trouver des solutions jusqu’aux chômeurs. Trepalium n’est pas un brûlot», assurait Antarès Bassis dans les colonnes de Télérama. Pourtant, la série peut bel et bien être perçue comme une charge contre un certain capitalisme qui place la performance et le profit au-dessus de tout, particulièrement dans le monde de l’entreprise.


Ainsi, au sein de la société Aquaville, le travail de vérification de données de Thaïs Ruben ressemble à une partie de Candy Crush chronométrée dans laquelle chaque minute de retard sur l’objectif est cruellement soulignée par une voix électronique, histoire que tous les collègues en profitent. Les pauses déjeuner sont réduites au maximum et, si l’on n’est pas assez rapide, un employé vient nous arracher notre repas des mains. Le processus de recrutement d’Aquaville est encore pire. Il pousse les candidats à tout faire pour sortir leur épingle du jeu: détruire la réputation de leurs concurrents – voire s’en prendre à eux physiquement –, trafiquer leur dossier personnel, proposer des faveurs sexuelles (ou celles de sa femme) à son supérieur, etc. On glisse parfois dans la caricature outrancière voire l’absurde, mais la réalité n’est jamais si loin. Les deux auteurs de la série affirment d’ailleurs s’être beaucoup « nourris du réel » pour écrire leur script, notamment du documentaire La Gueule de l’emploi exposant des méthodes de recrutement violentes et humiliantes.


Des personnages fascinants mais peu attachants


De l’autre côté du mur, dans la Zone, les « activistes » ourdissent une révolution visant à détruire le mur et à refaire cohabiter actifs et chômeurs. Ce sont cependant loin d’être des Bisounours aux méthodes irréprochables. Encore une fois, la question « la fin justifie-t-elle les moyens ? » se pose immédiatement. Dès le premier épisode, on apprend que le ministre du Travail (Grégoire Monsaingeon) a été kidnappé puis torturé, avant d’être finalement relâché pour les révolutionnaires. L’intrigue de Trepalium, plutôt bien menée malgré quelques pistes pas assez exploitées (la crise de l’eau, les Mutiques) et quelques rebondissements improbables (le mouchard retrouvé par Ruben…), navigue ainsi entre trois univers interconnectés: celui de la trouble entreprise Aquaville, celui des « activistes » et celui du gouvernement qui, sans être une dictature, reste aux mains d’une unique famille. Vive le népotisme. Ces multiples points de vue donnent une certaine ampleur au récit et permettent de dérouler une large galerie de personnages étrangement fascinants mais malheureusement peu attachants, pour la plupart.


Le personnage de Ruben Garcia évolue de façon intéressante puisqu’il remet progressivement en question le système dont il fait partie en se libérant de la coupe de son horrible père (Aurélien Recoing, glaçant). Pourtant, pendant la majeure partie de la série, on le perçoit comme un homme sans scrupules prêt à toutes les infamies pour offrir à sa fille « mutique » les clés d’une école prestigieuse. Aveuglé par la peur du déclassement social de sa progéniture – à qui il ne porte d’ailleurs pas la moindre affection, ou presque –, Ruben peine à attirer la moindre empathie. Le jeu froid, presque robotique, de Pierre Deladonchamps, n’aide pas.


Du côté du clan au pouvoir, si les choix politiques de la Première ministre Nadia Passeron (Ronit Elkabetz, impressionnante) peuvent se comprendre de façon pragmatique – la sauvegarde de sa position et le maintien d’un statu quo –, difficile de se soucier vraiment de ses mésaventures personnelles. Son attachement irrationnel pour son ministre de mari la rend plus pathétique que touchante.


Quant au «zonard» Jeff (Achille Ridolfi), il joue un rôle intéressant mais sa confondante naïveté finit par exaspérer, même tempérée par le pessimisme de sa femme prostituée (Lubna Azabal). Idem pour Vali (Aloïse Sauvage), l’agaçante ado chapardeuse aux répliques improbables: «C’est beau un peu, hein ? On dirait… T’sais on dirait des trucs beaux qu’on voit des fois». De leur côté, les «activistes» ne parviennent jamais vraiment à faire ressentir au spectateur les raisons profondes de leur engagement. Même le discours final de leur leader, voulu le plus émouvant possible, semble sorti de la bouche d’un énième politicard. Dommage ! À l’arrivée, c’est l’héroïne Izia Katell, passionnée et explosive, tiraillée entre le monde des actifs et celui des chômeurs, qui suscite le plus d’intérêt. La très convaincante interprétation de Léonie Simaga y est pour beaucoup. L’actrice réussit au passage l’exploit d’interpréter de façon crédible et parfaitement dissociée un deuxième personnage de la série: Thaïs Garcia, la femme de Ruben. Chapeau.


En dépit de sa puissance émotionnelle limitée, de sa quasi-absence d’humour et de son twist final superflu (une fin alternative plus sobre avait cependant été envisagée…), Trepalium reste une proposition audacieuse et rafraîchissante qui questionne avec pertinence notre rapport au travail. Son jusqu’au-boutisme risque d’être considéré comme de la surenchère un peu balourde par certains mais ne boudons pas notre plaisir: ce n’est pas tous les jours que la France se lance avec succès dans l’anticipation.


Trepalium sera diffusée sur Arte début 2016. La série compte six épisodes de 52 minutes. Aucune saison 2 n’est prévue.


(http://www.dailymars.net/le-travail-c-est-la-sante-critique-de-la-serie-trepalium/)

VaultBoy
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le 15 déc. 2015

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Arthur Bayon

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patatedestenebres
4

ça manque de Tetra-Grammaton.

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