Un sacré casse-tête tibétain que la synthèse de Twin Peaks, mais quoi de mieux que le souvenir d’une « première fois » à côté de ses pompes pour rendre compte de l’unicité, sans équivalent, du show de Lynch & Frost ? En effet, sa découverte initiale frisait l’échec complet : générique improbable, atmosphère irréelle et jeux d’acteurs lunaires à souhait - un savant cocktail qui, conjugué à la grande durée de cet épisode pilote, achevait ma motivation en un petit quart d’heure.


À l’aune de probables meilleures dispositions, le second essai fut cependant tout autre : car oui, il se dégageait un petit quelque chose forçant peu à peu l’intérêt, un charme latent prenant de fil en aiguille des proportions toujours plus tangibles - et exquises. À bien des égards, l’entrée en scène de Dale Cooper agira tel un déclic salvateur, les interprétations perchées d’alors prenant de nouvelles dimensions dans son sillage ; comme si, à son contact, cette folle galerie d’olibrius révélait lentement mais sûrement une écriture bien plus fine qu’il n’y paraissait.


En ce sens, par-delà des composantes archétypales indéniables que cette ambiance de soap opera accroissait à n’en plus finir, les Pete, Harry and co. s’avèrent donc hautement attachants, si ce n’est intrigants comme surprenants. Et pour peu que l’on jette un énième regard en arrière, la déconvenue originelle prend alors une tonalité toute particulière, et même logique, dans la mesure où l’on est enfin à même de saisir les raisons d’un tel écart… de perception.


Car là est le pourquoi du comment de ce schmilblick, le spectateur ne pouvant que se heurter au « moule » Twin Peaks : une petite ville à part, située au sein d’une bulle forestière et brumeuse, et se dressant tel le théâtre d'événements hors du temps - de notre temps - sur lesquels notre raison n’aurait aucune prise… ou alors très peu. Cet état de fait renvoie alors inlassablement au jeu des dualités que la série n’aura de cesse de tortiller, fantasme et réalité s’entremêlant, le bien et mal rythmant, l’amour et la haine exacerbant... et j’en passe et des meilleurs, l’ensemble s’imposant tel un maelström de tonalités savoureuses.


Pris dans sa globalité, le découpage de la série est des plus patents : une première saison où le fantastique va peu à peu colorer pour le meilleur le kitch des lieux, chose que la seconde saison conclura d’abord au terme d’un climax suffocant et remuant. L’acte s’ensuivant laissera toutefois un goût amer en bouche, les faux airs de soap opera du tout prenant le pas sur le fantastique dans un méli-mélo policier laissant circonspect : Windom Earle souffre alors de la comparaison avec l’intangibilité obscure d’un Bob iconique, mais aussi d’une narration ne laissant guère de place à l’imprévisible.


La saison s’offrira toutefois un soubresaut bienvenu, quand bien même cette conclusion placée sous l’égide de la mystérieuse Black Lodge nous laisserait sans réponses, une pléiade de suppositions toutes plus improbables les unes que les autres régissant notre compréhension. Fort heureusement, pris dans sa globalité, cette mise à l’étrier transpirant les 90s demeure d’excellente facture : quand bien même le show se serait momentanément égaré dans un bourbier faussement palpitant, de piètres intrigues secondaires venant obscurcir un fil rouge pourtant captivant, ses prétentions tiennent de l’évidence même.


Car outre des personnages mémorables sous toutes leurs coutures, l’éminemment attachant Cooper en tête de file, doublés d’interprétations aux petits oignons, le fait est que Twin Peaks compose un tableau à nul autre pareil : si l’immersion n’opère pas dans l’immédiat, sitôt acclimaté à cette ambiance décidément unique, le spectateur ne peut qu’embrasser de tout son saoul l’étrangeté régnant d’une main de maître sur les lieux. La musique d’Angelo Badalamenti est d’ailleurs incontestablement partie-prenante du succès de ce « premier acte » : fort d’une myriade de compositions cultes, où le dansant, le burlesque, l’aguicheur et le mystère confèrent aux pérégrinations de Dale et consorts des tonalités obsédantes, tout en étoffant le poids des seconds rôles clés en liant une personnalité archétypale à des thèmes parachevant leur unicité.


Conjugués à la mise en scène nullement endimanchée des comparses Lynch & Frost, quoique un chouïa extravagante sur les bords parfois, cet enrobage formel se fond pour le meilleur dans le « moule » tant évoqué, lui qui accouchera de bon nombre de séquences improbables : du moins était-ce l’impression régissant dans un premier temps nos esprits mis à mal, chose se vérifiant notablement dans l’incroyable épisode « Zen or the Skill to catch a Killer », la petite « expérience » de Cooper puis cet invraisemblable songe faisant figures de paroxysmes - et de portes ouvertes au sein d’un univers dont nous ne saurions revenir indemne.


Bref, en dépit d’une découverte tardive à souhait, je comprends tout à fait l’idolâtrie sans borne que vouent les amateurs, de la première heure mais pas seulement, à cette illustre référence du petit écran - chose à laquelle je tends très certainement après l’avoir bien digérée (encore que, un ou deux visionnages supplémentaires ne seraient pas de trop). Et je comprends aussi pourquoi sa troisième saison n’emporte aucunement l’assentiment de tous, celle-ci tranchant significativement avec la signature atmosphérique de ses aînées.


En guise de préambule, il s’opère un changement majeur en termes de bande-originale, la chaleur initiale cédant le pas à de froides compositions, désincarnées et poisseuses, comme si ses relents métalliques se heurtaient sans discontinuer au doux souvenir d’une ambiance bucolique. Tel le reflet d’un monde désormais grand ouvert, le théâtre de Twin Peaks s’effaçant au profit d’une pluralité de lieux, la musique exacerbe alors insidieusement l’empreinte désespérante d’une réalité amère, où le fantastique occupe désormais une place toujours plus dérangeante ; les jeux de couleurs, la photographie et la mise en scène s’inscrivent également dans cette lignée suffocante et désenchantée, où tous nos repères d’alors se voient balayés sans coup férir.


Loin de faire un bide, quitte à tirer toujours plus sur la corde du paranormal intangible, et incompréhensible de prime abord, Twin Peaks plonge de ce fait à corps perdu dans un développement abrupt de ses prétentions métaphysiques, là où l’hyperbole, la symbolique et les thématiques de la première heure dominent mystérieusement les débats. Et plutôt que de se perdre en théories malavisées, car foncièrement stériles au regard du degré d’interprétation qu’autorise le show, notamment à l’aune du subjuguant coup d’éclat qu’est l’épisode « Gotta Light? », il conviendrait mieux de s’attarder sur sa composante « trans-médium ».


La série transcende en effet le carcan du son support originel, d’abord au regard des apports littéraires de Mark Frost, qu’il faudrait d’ailleurs lire afin de mieux appréhender les intentions du show ; ensuite parce que cette troisième saison laisse entendre, à de multiples reprises, que le Quatrième Mur est bel et bien titillé en son sein. L’usage nullement anodin des réalités alternatives, ou de façon plus éparse les apports troublants de Gordon Cole, abondent en ce sens et nous conduisent donc au constat suivant : les deux premières saisons de Twin Peaks s’apparentaient au frémissement d’un monde en réalité sans carcan, à ce cocon rassurant, mélancolique et ambiguë succédant l’envol à tire-d’aile d’un papillon démesurément funeste - mais au titre de ce même jeu des dualités, toute noirceur suppose un envers lumineux, n’est-ce pas ?


Bien que moins accessible dans son essence et sa (ses) finalité(s), ce dernier (quoique ?) acte est peut-être un tournant en termes de tonalités et de perception, mais il constitue envers et contre tout une extension (le mot tient de l’euphémisme) ambitieuse à la curiosité initiale qu’était Twin Peaks. De quoi parachever ses prétentions, et marquer la consécration d’un objet définitivement à part au sein du petit écran - une étiquette finalement réductrice…

NiERONiMO
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le 25 sept. 2018

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