Il est quand même assez gonflé d'avoir envie de reprocher à Bertrand Tavernier tout ce sur quoi il fait l'impasse, quand on constate une nouvelle fois l'étendue presque universelle de ses connaissances en matière de cinéma.
Mais au fond, c'est le paradoxe connu du gentil et du méchant. Quand un trou du cul mal peigné se montre l'espace d'une seconde sympathique et chaleureux, tout le monde a immédiatement envie de baisser sa garde et oublier tous ses griefs, trop contents de reconnaitre en lui cette part d'humanité dont on le craignait dépourvu, alors qu'au contraire quand celui ou celle qui a le coeur sur la main à longueur de temps commet un acte presque insignifiant de méchanceté, personne ne lui pardonne, chacun étant persuadé qu'il ou elle a enfin révélé son moi profond.


Et ben Bertrand, c'est pareil: il sait tant de choses qu'on lui en veut de ne pas tout dire.
Avec ces huit épisodes d'une heure, le constat est cependant moins frustrant qu'à l'issue du film: certains cinéastes curieusement éludés dans le métrage reprennent ici une place qui nous semble plus adéquat: Duvivier, surtout, mais aussi Clouzot, Pagnol, Guitry et tant d'autres semblent rétablis dans notre honneur de cinéphiles exigeants. Pourtant, Tavernier l'a dit tout au long de cet exercice: ceci n'a rien d'une encyclopédie, mais n'est que le reflet de ses émois fondateurs.
Il n'empêche: c'est presque si parfait de bout en bout qu'on ne comprend pas pourquoi, par exemple, il n'est fait aucune mention du cinéma muet, période pendant laquelle le cinema français (avec beaucoup des cinéastes devenus célèbres dans les 30 et 40) a, comme l'allemand et l'américain, excellé.


Mais le dernier épisode (qui laisse Tavernier, de son propre aveu, sur sa faim -et la nôtre, donc !-) remet les choses en une perspective limpide: à ses émois de jeunesse s'ajoutent les films de la décennie, celle des années 60, où il fut attaché de presse avant d'entamer sa propre carrière de cinéaste. Il s'agit donc bien des trente ans (des années 40 aux années 60) qui ont fasciné et façonné, en un mot édifié le monument Tavernier. Cette mémoire du cœur qui a fait tant aimer à ce conteur extraordinaire du cinéma le pays dans lequel il est né, et ont contribué à structurer sa vison du monde.


En entamant ce billet, j'essayais de retrouver quelle avait été l'occasion qui m'avait placé sur la trajectoire de ce cinéaste érudit qui désormais tient une si grande place dans mon propre parcours à travers le cinéma. Ce n'était pas après avoir découvert, à 13 ans, Coup de torchon, dont je ne percevrais qu'un peu plus tard tout le génie décalé. Ce fut un peu après, lors de la diffusion, à la télé, de Que la fête commence, qui me faisait pour la première fois découvrir qu'un film historique pouvait être à ce point vivant et moderne, tout en provoquant en moi un vertige inattendu: les Noiret, Rochefort autre Marielle étaient donc autant dignes d'intérêt que les De Niro, Keitel et Pacino.
Un peu plus tard, alors qu'il venait discuter de ses passions dans le magasin où je travaillais, je me rendais compte à quel point cette fameuse mémoire, phénoménale, inouïe, semblant infinie, n'avait rien d'un artifice: celui qui ne cherche jamais une note dans les centaines de DVD dont il garnit les bonus avec bonheur n'a pas lâché le micro pendant près de deux heures, sans jamais chercher un nom ou une anecdote, rendant au flot de ses enseignements passionnants la fluidité d'un fleuve en crue.


D'abord un peu intimidé par l'idée de passer près de huit heures avec lui sur ce développement du film qui m'avait enchanté il y a deux ans, les dernières secondes du dernier épisode ont agit comme la conclusion d'une série réussie: je regrettais immédiatement qu'il n'y ait pas en production 8, 16 ou 32 épisodes de plus, que j'aurais aimé découvrir dans la foulée.
Malheureusement, s'est donc conclu ici le récit du plus beau des voyages: celui au bout duquel on veut atteindre aucune autre destination que celle d'une certaine félicité intérieure, et qui nous laisse cependant assoiffé d'en apprendre toujours davantage et de découvrir des milliers d'autres films.

guyness
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 11 janv. 2019

Critique lue 690 fois

48 j'aime

18 commentaires

guyness

Écrit par

Critique lue 690 fois

48
18

D'autres avis sur Voyages à travers le cinéma français

Voyages à travers le cinéma français
Boubakar
9

Rêve éveillé.

Voyages à travers le cinéma français est un prolongement du même film sorti un an plus tôt. Frustré de n'avoir QUE 3h15 pour parler du cinéma français de sa jeunesse, Bertrand Tavernier a décliné le...

le 17 févr. 2019

6 j'aime

Voyages à travers le cinéma français
zardoz6704
9

La bibliographie du maître

Tavernier n'est pas un réalisateur génial. Au départ, il faut attaché de presse dans le monde du cinéma, puis devint un réalisateur personnel, mais au style assez académique. Il est quand même celui...

le 1 déc. 2019

3 j'aime

Du même critique

Django Unchained
guyness
8

Quentin, talent finaud

Tarantino est un cinéphile énigmatique. Considéré pour son amour du cinéma bis (ou de genre), le garçon se révèle être, au détours d'interviews dignes de ce nom, un véritable boulimique de tous les...

le 17 janv. 2013

343 j'aime

51

Les 8 Salopards
guyness
9

Classe de neige

Il n'est finalement pas étonnant que Tarantino ait demandé aux salles qui souhaitent diffuser son dernier film en avant-première des conditions que ses détracteurs pourraient considérer comme...

le 31 déc. 2015

314 j'aime

43

Interstellar
guyness
4

Tes désirs sont désordres

Christopher navigue un peu seul, loin au-dessus d’une marée basse qui, en se retirant, laisse la grise grève exposer les carcasses de vieux crabes comme Michael Bay ou les étoiles de mers mortes de...

le 12 nov. 2014

296 j'aime

141