Les meilleures BD de 2018 selon Marius Jouanny

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Pierre-Henry Gomont m'a fait dévalué la série de Riad Sattouf "L'Arabe du Futur" tant le portrait que Gomont dresse de son père est ici d'une force admirable. Dans un style très vivant au trait spontané à mi-chemin entre Vincent Perriot et Christophe Blain, il raconte l'histoire folle d'un père à la reconquête d'un domaine familial situé en Amérique centrale qu'il rachète des décennies après que son grand-père l'ai vendue. Il y amène deux de ses enfants alors lycéens, les impliquant dans une entreprise qu'il perpétue tant bien que mal par des petites combines de financier ressemblant un peu à l'énergie du désespoir, beaucoup à un esprit néo-colonial qui ne dit pas son nom. L'auteur n'épargne rien à son père, mais en dresse finalement un éloge paradoxal, celui d'un homme à la force vitale hors du commun, qui érige ses habitudes d'alcoolique dissolu en éthique de vie. Et, bonheur, la narration épouse cette force vitale par une fluidité exemplaire, un sens de la métaphore et de l'exagération visuelle remarquable.

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Thomas Gilbert dévoile une nouvelle facette de l'histoire des Etats-Unis en narrant le procès des sorcières de Salem. La force du récit est d'introduire des faits réels dans un cadre parfaitement fictif et chargé d'empathie pour ces femmes qui ont subit le joug des hommes jusqu'à l'enfermement et la mort. Il se réapproprie l'imagerie chrétienne de l'Enfer et la mélange subtilement avec des éléments de mythologie amérindienne avec une ardeur esthétique peu commune. Sur 200 pages, c'est une oeuvre-somme qui tire à boulets rouges sur le fanatisme religieux et lui oppose des personnages hauts en couleurs, toujours ambivalents. Je suis très heureux d'avoir pu la lire en avant-première pour faire l'interview de l'auteur. Sortie en septembre.

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Nina Bunjevac utilise le registre mythologique avec une maturité admirable, faisant de ce livre d'images une autopsie sans équivalent de la perversion sexuelle. Elle dissout l'approche psychologisante habituelle en engouffrant le personnage névrosé dans une superposition d'obsessions, de fantasmes et de visions qui viennent imaginer le regard du pervers, plutôt que d'essayer de l'analyser de manière plus ou moins objective. Le témoignage de l'auteure qui conclue ce récit étrange et ambivalent puisqu'il questionne plus largement la question du fantasme sexuel, permet enfin de donner une assise très concrète à une narration versant volontiers dans l'abstraction la plus complète. Ainsi, l'album réussit le tour de force d'être très intime tout en restant impersonnel, et d'insidieusement questionner le regard du lecteur plutôt que de le faire observer à distance une existence extérieure à la sienne, ce tout en se gardant de verser dans le jugement normatif. Et au passage, en développant un univers cauchemardesque aux visions pour le moins marquantes.

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Rochette livre son expérience de l'alpinisme avec une précision qui en fait d'abord un document/témoignage. Mais ce qui donne à l'album toute sa profondeur sur 300 pages, c'est son basculement dans une pleine subjectivité. Lorsque l'auteur raconte ses deux accidents de parcours, ses premiers pas de dessinateur, son conflit avec sa mère, il se dévoile sans détour. Et rend le récit vertigineux, dans tous les sens du terme.

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Tous les défauts saillant de sa précédente BD "la guerre de Catherine", Claire Fauvel semble les avoir pris en compte pour proposer un excellent biopic traitant d'un destin hors du commun. Certes, c'est aussi dû au fait que cette BD se destine à un public plus adulte. Mais aussi bien dans le traitement narratif et la mise en scène qui nous permet de faire corps avec le personnage principal (on ressent ses douleurs, sa fragilité et aussi sa force à travers le choix des cadrages et les scènes de narration muette) que dans le traitement graphique plus rigoureux dans les décors et les couleurs, l'auteure s'accomplit en tant que narratrice et transmetteuse d'émotions. La dimension politique de l'album n'est pas non plus négligeable, car la dimension symbolique du combat de Phoolan Devi est bien traité. Certes, tout cela reste encore ancré dans une certaine tradition du biopic en BD, mais la narration s'en émancipe dans une large part, justifiant pleinement son existence.

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Keramidas et Trondheim ont dû s'amuser comme des enfants à réaliser ce diptyque hommage à Mickey et Donald, tant les nombreuses péripéties de leurs récits sont autant de défis narratifs et esthétiques. Trondheim cherche à chaque page la chute qui marque, tandis que Kéramidas procure un grand plaisir esthétique à créer du mouvement, de la vie dans des planches aux décors variés et au bestiaire très réussi. Certes, tous les gags ne se valent pas et l'impression de surenchère est parfois trop tenace. Il y a aussi une part du plaisir qui est nostalgique et régressive, mais elle est loin d'être le seul intérêt de leur proposition. Déjà, ils construisent leurs albums comme des objets de manière assez malicieuse, en faisant croire qu'ils ont retrouvé des vielles revues de Mickey des années 60 et qu'ils ne font que les republier. Dans le tome 1, il y a même des pages manquantes au sein du récit, ce qui augure un bel exercice de style narratif, qui fait travailler l'imagination du lecteur à plein régime. Et dans le tome 2, Trondheim s'amuse à réfléchir de manière basique mais très efficace sur le concept de bonheur par le récit, augurant des formules un peu éculées mais aussi quelque belle leçon de philosophie très accessible au jeune lecteur.

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Parfois, on comprend pas bien certaines ruptures narratives d'une page à l'autre. Mais le tout participe à une ambiance onirique particulière, qui a énormément de charme. On touche souvent le sublime. Avec un tel registre sur un récit plus long comme Bus de nuit qui sort en août, Zuo Ma a les moyens de faire un truc dingue.

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Boulet apporte à la fois du renouveau et des réponses à la série Infinity 8, avec un enthousiasme communicatif. Certes, certaines ficelles du scénario (l'amour perdu de vue qui fait énormément penser au film Solo, le duo de personnages en conflit) sont vraiment grosses. Reste que Boulet étend l'univers visuelle de la série avec un talent fou. Et surtout, l'album apporte des réflexions métaphysiques fortes, sur le temps et la mémoire, notamment à l'occasion d'une scène marquante qui donne sa couverture à l'album.

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Tyler Cross, à bien y réfléchir, est un sommet du film noir en bande dessinée. La mise en scène et l'écriture sont impeccablement léchés, déployant un cynisme qui se concentre ici sur la fameuse ville de Miami, plaque tournante de la corruption, mafia, qui mise ici sur les débuts du tourisme de masse "remplacer les vaches de La Rivière Rouge par des pauvres avachis sur la plage" dans les années 50. Certes, difficile de s'attacher au personnage principal. Mais la finesse de la narration et de l'esthétique produise un plaisir indéniable.

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Interview de Ali Fitzgerald pour Neuvième Art 2.0. (novembre 2020).

Entre autobiographie et BD-reportage, Ali Fitzgerald reporte avec une sensibilité et une sincérité bouleversante son expérience auprès de réfugiés .

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Christin raconte ses années de voyage des années 60 et 70, entre Etats-Unis et Europe de l'Est, à la découverte de deux modes de vie radicalement différents. Certes, la narration en récitatif illustrés est loin d'être extravagante, mais la plume de l'auteur donne beaucoup de relief à ses découvertes. D'autre part, la volonté de se mettre très peu en scène, privilégiant ce qu'il a pu observer de San Francisco à Moscou, est louable. En tout les cas, son point de vue critique non dénué d'empathie prenant du recul aussi bien sur les démocraties libérales où règne le consumérisme que sur le bloc de l'Est autoritaire montre que l'auteur a su prendre la bonne distance lors de ses voyages pour en tirer quelque chose, et le partager au lecteur.

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Voilà un diptyque très appréciable qui tient à son idée narrative de départ (un travailleur de chantier sur les gratte-ciel new-yorkais dans les années 30 tient une correspondance avec la femme d'un de ses collègues mort durant le chantier en se faisant passer pour lui) et à l'ambiance de l'époque qu'il valorise à merveille par les décors et le souci du détail à chaque instant.

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Finalement, je suis un poil déçu de cette ambitieuse BD de science-fiction. Difficile de bouder son plaisir tant l'univers est dense, cohérent, somptueux, et graphiquement impressionnant et travaillé. Mais pour l'originalité scénaristique, on repassera.

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Néjib nous immerge dans le milieu artistique parisien en plein cœur du XIXème siècle. Le sujet ne me passionne pas tellement, mais force est de constater que les personnages finement brossés rendent le récit attrayant, et viennent finalement valoriser les enjeux de l'époque même si on est pas dingue de peinture.

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Cet ouvrage est une très bonne synthèse des idéologies qui ont construit le libéralisme. Bon après, quand on a déjà un peu abordé la question on est en terrain connu et on apprend pas grand-chose de nouveau. Mais le grand intérêt de l'ouvrage est de mettre en rapport les auteurs et courants de pensée pour démontrer la multiplicité et les contradictions béantes du libéralisme, qui est finalement défini par son flou. Quant à l'élan d'optimisme à la fin, il tombe un peu comme un cheveu sur la soupe tant on ne comprend pas très bien d'où il sort. N'empêche que cela reste un point de vue suffisamment distancié sur le sujet.

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Pignocchi poursuit sa réflexion décalée sur notre société avec une grande pertinence, poussant encore plus loin la critique de notre paradigme cartésien de "maître et possesseur de la nature". Le hic, c'est que d'un autre côté ses récits humoristiques s'essoufflent quelque peu.

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Le fameux couple de sociologue Pinçon-Charlot spécialisé dans la grande bourgeoisie repart en guerre contre les ultras-riches aux côtés du dessinateur Etienne Lecroart, pour se focaliser cette fois-ci sur le problème de la fraude fiscale, à travers le cas tristement célèbre de Jérôme Cahuzac. Le livre, malgré des explications assez complexes sur le système de la fraude fiscale, parvient à rester accessible et vaut aussi beaucoup pour les traits d'humour que Lecroart met en image avec beaucoup de talent. La démonstration sociologique est certes assez lourde à digérer (on croule sous les informations, ce qui est relativement inhabituel en BD) mais force est de constater que les sociologues tirent bien parti du médium BD. Et des sociologues qui prennent la peine de rendre leur travaux accessibles à des lecteurs extérieurs au champ universitaire, c'est très précieux.

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Interview de Nicolas Wild réalisée pour le numéro 120 de la revue Casemate (décembre 2018).

Nicolas Wild raconte avec un sens de l'humour comme politesse du désespoir les déboires d'un journaliste kidnappé en Afghanistan dans les années 2000. L’exécution est très classique, mais l'humour omniprésent, qui fait notamment un sacré portrait de la vie des talibans, fait mouche. L'aspect psychologique aurait mérité d'être traité plus en profondeur (de ce côté-là, Guy Delisle est bien plus consistant avec "S'enfuir") mais ce qui intéresse Wild est plutôt le contexte social et politique des événements, et il est très efficace sur cet aspect-là.

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Certes, Trondheim n'est pas des plus ambitieux avec ce récit à l'unité de temps et de lieu. Mais la trame narrative n'en est pas convenue pour autant. Et surtout, elle est l'occasion de poser des ambiances graphiques qui emportent indéniablement, les respirations du récit leur permettant de pleinement s'épanouir.

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Pa rapport à son précédent one-shot "Le Retour", Bruno Duhamel propose un sacré virage, gagnant en émotion ce qu'il perd en consistance politique : loin du récit cérébral, il propose ici plutôt une comédie dramatique habile et sans grande prétention. Quelques passages sont bien lourdauds (il décrit par exemple les schémas racistes de manière on ne peut plus vu et revu), le tout reste un poil anecdotique, mais la scène finale est très émouvante, tant elle donne vie et consistance au personnage principal. L'hommage qu'il rend à cette mamie un peu revêche est comparable au film Pixar "Là-Haut" : certes, il n'invente pas l'eau chaude, mais il n'en est pas moins authentique et réjouissant.

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J'ai pu lire cette nouveauté à paraître à la rentrée en avant-première afin de préparer mon interview d'Emile Bravo.

Comparé au tome 1, cette suite est clairement une déception, mais qui est principalement due à mon très haut niveau d'attente. Car si la maîtrise graphique est indéniable, le rythme et la structure narrative partent en roue libre et manquent d'unité narrative là où Bravo arrivait parfaitement à le gérer dans le premier tome. Ici, il semble trop se reposer sur la marge de manœuvre que lui laisse les tomes suivants. Du coup, l'écriture des personnages patine et les changements de lieu donnent l'impression d'un manque de maîtrise. Qu'à cela ne tienne, il donne tout de même une vision pertinente de la débâcle de 40 et la "guerre éclair", montrant bien l’imbécillité des gradés, l'incompréhension des milieux populaires et la capacité d'adaptation révulsante de bon nombre de belges et français prêts à collaborer dès l'arrivée des troupes allemandes.

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Ce sixième tomes apporte de nouveaux éléments assez marquants, notamment cet être végétal qui se répand comme un cancer dans le cosmos. Surtout, il pose avec pertinence la question de la connaissance et de la mémoire du passé lorsqu'on se retrouve face à des milliards d'espèces vivantes réparties sur des milliers de planètes différentes. D'autre part, la trame narrative principale avance enfin un peu (il était temps). Reste que graphiquement il s'agit du moins abouti de la série, et la narration est encore trop éparpillée, en résulte une fin quelque peu alambiquée.

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Cette étude de moeurs au registre absurde ressemble beaucoup au blog de Bastien Vivès : des successions de plans fixes où les réactions complètement décalées des personnages sont souvent poilantes. Mais comme le blog de Bastien Vivès, il y a beaucoup de gags "remplissage" sans grand intérêt et ça se lit en un quart d'heure. Vu le succès grandissant de l'auteur et sa production quasi industrielle de BD, j'ai eu assez peu de scrupule de le lire dans une Fnac sans l'acheter.

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Trop d'événements sont racontés pour la pagination de l'album (70 pages). Il n'empêche que la figure de Cooper suscite l'intérêt, en particulier sa croyance peu à peu émoussée dans le capitalisme.

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Ce collectif rassemble des récits aux qualités assez inégales sur la mémoire de la Première Guerre Mondiale. Parmi eux se dégagent tout de même des morceaux marquants.

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Voilà un bel ouvrage sur la presse satirique, à la fois récit historique de son évolution et analyse de ses codes. Certes le format réduit de l'album nous fait bien sentir toute la matière qu'on perd, Fabrice Erre étant un universitaire spécialisé dans l'étude de la presse satirique. Mais en l'état, le raisonnement thématique de l'album est parfaitement cohérent. Il aborde même les dimensions les plus sensibles du sujet, avec suffisamment de recul dans le contexte des attentats de Charlie Hebdo pour rester dans cette démarche documentaire. C'est finalement un bon exemple de cette ligne éditoriale qui tend à faire de la bande dessinée un outil de transmission du savoir.