Au même titre que The Wire, The Sopranos n’usurpe en rien sa place parmi les meilleures séries télévisées de tous les temps : virée ambivalente au sein de la mafia italiano-américaine, pétrie d’histoire et de symbolique, décapant les archétypes du gangster sans foi ni loi. Un show qui aura redéfinit les codes et standards du petit écran, prouvant qu’il peut plus qu’emprunter au domaine du sacro-saint cinéma, atteignant une qualité d’écriture n’ayant d’égal que son réalisme de tous les instants, brouillant de la sorte les frontières d’une morale malmenée d’un bout à l’autre.
C’est donc peu dire que le chef d’œuvre de David Chase enjoint à l’éloge dithyrambique, ce qui tient de l’euphémisme et de l’évidence au regard de son héritage toujours vivace. Un privilège donné au spectateur qui, six saisons durant, soufflera le chaud et le froid au gré des exactions de Tony Soprano et consorts, ou une grande Famille suscitant une sympathie sur courant alternatif. Car telle est l’essence du show de HBO, celui-ci traitant avec autant d’application les petits (et grands) riens du quotidien et l’activité criminelle de ses sujets, sa mise à plat objective les humanisant avec un doigté des plus taquins.
Ainsi, par-delà les paroles et actes odieux, ils sont surtout les héritiers de traditions et d’un contexte socio-culturel richissime, le spectre des anciens marginalisés et la pression d’un milieu des plus « compétitifs » donnant du relief au tout : l’irrésistible ascension de Tony, en dépit d’une multitude d’obstacles, et sans jamais atteindre son apogée, ne négligera donc rien en chemin, faisant notamment la part belle aux relations régissant le cercle des Sopranos. Néanmoins, tout le propos réaliste de The Sopranos tend à faire la part belle aux affres familiaux, au sens premier du terme, d’un patriarche devant concilier deux univers aux antipodes.
Avec pour point d’entrée une crise d’angoisse prédictive, Chase et ses équipes s’appliqueront à éclaircir la psyché d’une personnalité atypique, et chemin faisant de l’entièreté du microcosme gravitant autour. Il est dès lors impossible de ne pas mettre en avant l’impact monumental d’une infâme matriarche légendaire (Nancy Marchand), élément de chaos irrésistible influençant insidieusement les premières saisons, ou d’un Junior (Dominic Chianese) cristallisant tout le rapport d’amour/haine et ambition des patriarches… saupoudrant le tout des affres d’un virilisme étouffant. Puis viennent, fatalement, les deux pendants féminins de Tony : Carmen et Jennifer Melfi.
Énième preuve s’il en est de la qualité d’écriture de la série, les rôles respectifs d’Edie Falco et Lorraine Bracco illustrent définitivement la justesse de The Sopranos : car tandis que la première se fera l’étendard d’une hypocrisie silencieuse (jusqu’à un certain point), le seconde sera le baromètre moral (dans tous les sens du terme) d’interactions et idéaux jamais aisés. Jamais dans le faux, la série emploie ainsi à merveille tout le potentiel de caractères riches à souhait, démultipliant par ricochet la propre profondeur d’un Tony central mais pas exclusif.
Sa galerie, généreuse et douée pour ce qui est de se renouveler sans accroc, mériterait en finalité moults mentions toutes plus indispensables les unes que les autres, les éternels Christopher (l’espoir déçu), Silvio (le médiateur… parfois) et Paulie (sensible brute) s’imposant logiquement. Mais ce serait sans compter sur les rejetons Meadow et Anthony Jr., si précieux et réguliers, ou des gueules secondaires inoubliables : l’ignoble Janice (digne fille de la maternelle), le sympathique Bobby, le cachottier Pussy, Richie puis Ralph (perturbateurs de choix de leur état), l’iconique Johnny « Sack »… et tant d’autres, bon sang de bois ! Artie, Adriana… ou l’erratique Tony B. Bref.
Au final, The Sopranos se sera surtout payé le luxe de se conclure comme peu l’auront fait. À la fois malin et osé, son dénouement frustrant au possible n’est jamais que la parfaite manifestation du précipice réservé à Tony : l’absolue certitude que le pire est à venir… sans aucune certitude du quand ni du comment. Un ultime tomber de rideau sur le visage ô combien mythique du regretté James Gandolfini, Roi parmi les rois de l’une des meilleures séries de tous les temps.