Après un excellent Messina qui invitait à vivre intensément, qui invitait au voyage, à la découverte, et un Miami plus mitigé dans la foulée, voici que Damien Saez revient, après 3 ans d'absence, plus attendu que jamais.


Il est de ceux dont on attend la parole en ces temps troublés, il est de ceux dont on espère qu'ils amorceront une révolte face à l'absurdité d'un monde devenu aberrant. 3 ans, c'était bien long. Entre-temps, il y en a eu des difficultés, il y en a eu de l'Etat d'urgence, de la Loi travail, de la répression policière, du Calais... Au détour de chaque coup de matraque, au détour de chaque mouvement liberticide, de chaque mot assassin, j'espérais entendre gronder une rafale saezienne en guise de contre-attaque. "Il n'y a pas d'ordre s'il n'y a pas le désordre". Et j'imaginais Saez du côté d'un parti imaginaire, refusant qu'ON organise le monde de cette manière, je l'imaginais amoureux de la vie, amoureux d'un désordre joyeux face à un ordre totalisant.


Les signaux étaient pourtant nombreux. "Fils de France" ça sentait déjà le nationalisme assumé, un nationalisme républicain séduit par les valeurs des Lumières. Je pouvais facilement rejeter cela sur le compte d'erreurs de jeunesse, sachant qu'il avait regretté après cette période avoir également chanté pour Ségolène Royal. On ne peut certainement pas autant aimer la vie et son tumulte fou tout en célébrant sobrement l'ordre et la rigidité.


La première vidéo était exceptionnelle, émouvante. Le projet semblait fou. Des fleurs dans le sable infertile comme autant de promesses de poésie, de vitalité résistante. Un "ni Dieu ni maître" presque caricatural mais réjouissant.


Oui, caricatural, c'est le mot. Derrière l'apparence d'une révolte contre l'ordre établi, il n'y a rien. Du folklore pour masquer un discours confus flirtant souvent avec certaines idées dominantes voire avec la réaction.


Soixante boules pour avoir accès à ce que Saez écrit sur un coup de tête, en gros l'accès "blog" pour fan hardcore pour le prix de 4 CDs, avec d'autres bonus certes. Mais soixante euros ! Après quoi on s'appelle manifestant. Sois rebelle avec moi mais paie ! Sois rebelle avec moi mais sois riche surtout ! Quelque chose sonnait faux là-dedans. "Un faux accord dans la divine symphonie" comme dirait Baudelaire. Mais les adeptes de la religion saezienne continuèrent à se précipiter aveuglément dans la grande surface spirituelle, le caddie vide, attendant fidèlement la venue des nouveautés. Il est bon d'abandonner son cerveau à qui promet de nous procurer des sensations fortes, mais il faut parfois reprendre ses esprits, ne pas faire de Saez un évangile. Pour ne pas débourser soixante euros à l'aveuglette, j'ai suivi des pages de fans de Damien Saez sur facebook, pas encore tout à fait résigné devant toute cette absurdité, préférant encore douter de ce qui allait devenir un constat manifeste.


Soixante euros justifié par le fait qu'il s'agisse d'un contenu de qualité. Saez avait anticipé le reproche, il était au pied du mur. Mais quel artiste prétendrait que son oeuvre ne soit pas de bonne qualité ? En quoi Saez est-il mieux que cette soupe qu'il condamne ? Il avait par là juste réussi à me faire incendier par tout fan/manifestant qui me voyait avoir accès au contenu top secret sans payer. "Tu ne respectes pas l'artiste, moi quand j'aime un artiste, je paie pour le remercier". Autant de répliques consensuelles à des kilomètres de toute prétention révolutionnaire.


Et puis l'album. Mais avant cela Amazon qui publie les trente premières secondes de chaque chanson bien avant sa sortie. Saez qui s'emballe, qui, dans une furie ridicule jure de tout annuler pour le plus grand désespoir des fans qui lui cherchent aussitôt des excuses. "Des p'tits sous, des p'tits sous !" Et puis l'album tout de même, sans grande surprise.


Musicalement, la recette est éculée. Si Saez a pu se montrer novateur et étonnant avec Messina, il ne fait ici que réutiliser des structures simples, souvent très/trop répétitives avec quelques échos de ses anciennes chansons. Et si Saez arrivait à être convaincant, s'il arrivait à toucher au sublime, il ne semble ici que succomber à la facilité.


Si la sortie de cet album ne se justifie pas par de nouvelles trouvailles musicales, c'est qu'il vient plutôt comme un discours, un discours de plus à propos des attentats perpétrés par l'EI en France. Un discours de plus, sans grande originalité. Mais au fond, que dire à propos de ces fusillades ? Dénoncer l'horreur, simplement, ou bien se perdre dans un nationalisme forcené jusqu'à en oublier l'horreur intrinsèque ? La révolution s'arrête, les balles sifflent la fin de la récréation. Les injustices et les tentations liberticides du pouvoir s'effacent ; la France devient subitement le pays de la liberté et du progrès. Saez défend son pays, Saez aime son pays. Il va jusqu'à affirmer que "c'est la guerre des cultures", que ce qui est visé par le terrorisme n'est qu'une manière de vivre à la française, ne voulant pas comprendre qu'il y a peut-être des oppressions inhérentes, entre autre, à un système économique d'une part, et aux prétentions universalistes de la France d'autre part, prétentions qu'il défend jusqu'à la revendication.


Non, Saez aime juste son pays, bienheureux dans le camps du Bien. Il recrache bien fidèlement un discours dominant qui fait consensus. "Nous on est les gentils, les plus beaux, et nos valeurs sont les meilleures. Nous sommes dans le camps des Lumières, de la Raison, le reste n'est qu'obscurantisme et barbarie", pourrait-on résumer. Et les grands concepts s'imposent nécessairement comme la Vérité. Mais pour faire la critique de Saez il faudrait finalement faire la critique du républicanisme et de ses illusions, de sa liberté sous entraves, de sa liberté ingénieusement déformée jusqu'au paradoxe.


Nous ne sommes plus dans la révolte. Saez ne fait que renforcer le système en place avec ferveur. Il chante son amour pour un monde maîtrisé par des institutions envahissantes, un monde où des idées magiques comme "liberté", "égalité" ou "fraternité" ont pris le pas sur toute réflexion. Un monde où il vaut mieux sortir son drapeau et se rallier à la foule arrogante qui ne comprend pas pourquoi les autres n'ont pas les mêmes valeurs. Un monde où plus rien ne peut se passer qui ne sorte du cadre. Saez aime les cadres, ceux qui valent pour tous. Comment a-t-il pu célébrer la vie ? Comment a-t-il pu chanter "Plus le droit de rouler à 55, Plus le droit de fumer dans les cafés, Plus le droit d'être bourré à la rue, Plus le droit de se balader tout nu, Plus le droit de passer la frontière, Plus le droit de boire dans les rivières, A chaque coin de rue un péage" ? Saez serait-il devenu un vieux réac, s'enfermant méchamment dans une conception de la vérité dangereuse ? De SA vérité comme vérité, sa vérité étant celle d'une éducation civique et citoyenne virulente ?


C'est ce qu'explique bien cet article de lundi am : https://lundi.am/Trop-de-guerres-pour-la-paix
Je ne vais pas paraphraser cet article, histoire de ne pas rendre cette critique infinie, mais il vaut le coup d’œil pour davantage de précisions sur ce que j'avance.


Dernière précision : la chanson "Mon Terroriste" m'a légèrement réconforté, juste avant de me reprendre un coup de poignard avec "Je suis", slogan existentiel qui rappelle dégueulassement "je suis Charlie" et cette ruée vers l'identité. Se définir, c'est peut-être là où cela a toujours posé problème avec Saez, être si sûr de son identité, de rebelle souvent, ou de français patriote, et ne pas comprendre que la meilleure façon de lutter n'est pas dans l'affirmative de ce que l'on est ostensiblement. Autrement dit, ne pas adopter une attitude de poseur. Et puis d'ailleurs, qui sommes-nous ? Le verbe être est peut-être une des plus grandes tragédies de l'histoire de la pensée...


J'ai du me rendre à l'évidence : j'ai beaucoup aimé Saez, il a su toucher du doigt des intensités qui m'étaient délicieuses. Mais son étoile s'éteint pour se mélanger à la grisaille ambiante. N'était-elle pas en fin de compte une guirlande artificielle ? N'était-ce bon qu'à se sentir rebelle de temps en temps, bien au chaud ? Mais surtout, pourquoi ce revirement ? Qu'en sera-t-il sur la conscience de ceux qui désirent autre chose, de ceux qui désirent autrement, et de ceux qui voient en Saez une oasis dans le désert ?

King-Jo
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le 10 déc. 2016

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