Rien de moins que LE Batman de ce début de XXIème siècle, voilà comment je définirai ce White Knight signé Sean Murphy. Oui, je sais, nous avons eu La Cour des Hiboux de Snyder et Capullo, le Silence de Loeb et Lee, le Black Mirror de Snyder, Jock et Francavilla, et bien sûr la trilogie de films de Nolan, ces derniers étant ceux s'en étant le plus approché, mais même The Dark Knight n'avait pas réussi le triple pari de dépeindre l'Amérique actuelle, le personnage de Batman/Bruce Wayne et celui de son ennemi juré le Joker avec autant de brio et d'équilibre.


Balloté entre l'époustouflante performance d'Heath Ledger et la richesse des thèmes abordés, le chevalier noir interprété par Christian Bale – et son alter ego milliardaire – avait presque paru un simple rouage dans une mécanique géante. Le chevalier blanc de Sean Murphy n'a pas ce souci, le format "roman graphique" permettant indéniablement de mieux conjuguer et cumuler sujets, intrigues et personnages.


Il eut pourtant été facile de se retrouver étouffé par leur abondance – et de fait, White Knight donne par moments le tournis – mais le script de Sean Murphy est fait d'un cuir si solide que tout fonctionne. Le point de départ est simple : le Joker se réveille un matin avec le désir de réparer ses crimes et de faire le bien. Avec le soutien inconditionnel d'Harley Quinn, il ne tarde pas à charmer son monde, sauf Batman bien sûr, qui croit à une énième supercherie du clown-prince du crime. Sauf qu'une bonne partie de la population gothamite, et même certain de ses plus vieux compagnons d'arme, en ont plus qu'assez des méthodes brutales et possiblement arriérées du justicier masqué…


Le concept du grand méchant qui développe soudain une conscience, ou du moins le prétend, tandis que le héros n'en croit pas un mot mais se retrouve à son tour marginalisé, voilà pourtant quelque chose que j'avais l'impression d'avoir vu cent fois, dans Astérix et Lucky Luke notamment. Sauf que Sean Murphy ne l'utilise pas seulement comme simple ressort scénaristique pour sortir les personnages de leur zone de confort et notamment mettre le héros dans un embarras particulier : il examine tout à la fois cette fascination américaine pour la rédemption et la pertinence d'un vigilante aux méthodes anachroniques dans un monde qui a changé.


Le premier point n'est pas nouveau, notamment dans le Batmanverse : Frank Miller l'a déjà évoqué via Harvey Dent et le Joker lui-même dans The Dark Knight returns en 1986, de même que Tim Burton via Le Pingouin dans son film Batman returns en 1992. Dans les deux cas, le thème n'était pas exploré assez longtemps ni assez profondément pour vraiment montrer les limites et les avantages de ce qui constitue l'un des piliers de l'identité américaine, pays de la seconde chance et du renouveau, pour le meilleur et pour le pire.


Le second non plus d'ailleurs, mais là encore, chaque fois qu'un scénariste se mettait à agiter le chiffon du "Batman est obsolète", c'était au contraire pour mieux montrer qu'il est plus utile que jamais, soit comme ange messianique (Miller) soit comme mal nécessaire (Nolan et son "hero Gotham deserves, not the one it needs"). Sean Murphy adopte une attitude plus subtile et ambivalente, en donnant le même temps de parole et la même crédibilité aux différents points de vue.


Jeph Loeb disait des histoires de Batman incluant le Joker qu'elles étaient en fait les histoires du Joker, ce qui était certainement vrai du Batman de Tim Burton, de Killing Joke ou de The Dark Knight, mais Sean Murphy est parvenu à concocter une histoire qui soit à la fois celle du héros masqué et de son ennemi juré, à tel point qu'on ne peut que se demander qui le titre désigne-t-il en fin de compte ! Il est intéressant de constater que Murphy fait sienne l'identité réelle du clown-prince du crime, créée à l'occasion du film de Burton. De fait, ce parti pris renforce la schizophrénie du personnage, au moins autant que son absence totale d'origines dans celui de Nolan ou bien plus que le Masque Rouge des comics classiques, car sa cellule est remplie de références à son glorieux passé, ce qui montre qu'à l'instar du plus grand détective du monde, le Joker est devenu prisonnier de sa propre identité façonnée ; deux "auto-monstres de Frankenstein", en quelque sorte. Cette égalité de traitement est proprement remarquable.


Pourtant, l'album n'est pas écrasé par la figure-miroir des deux titans : toute la fine équipe est au sommet de sa forme. Ce n'est pas souvent que je complimente la moindre version de Robin ou Nightwing, mais sa lassitude quant à la brutalité de son mentor, et son propre désir de rentrer dans le rang et de sortir de l'illégalité, rendent bien compte de la profondeur du puit dans lequel s'est enfoncé le chevalier noir – sans parler du retournement de ce bon vieux Jim Gordon, encore plus choquant ! Le nouveau personnage du lieutenant Duke Thomas, défenseur de la minorité afro-américaine, contrebalance d'ailleurs bien les vieux faucons du GCPD, j'espère qu'il est appelé à un futur radieux dans cette frange du Batmanverse.


Comme dans Amère Victoire, tous les grands méchants sont de la partie, bien que seul Mister Freeze soit véritablement à l'honneur, cimentant au passage son statut d'adversaire le plus humain et le plus complexe de la franchise. La petite nouvelle, Marian Drews alias le Neo-Joker, est quant à elle un nouvel ajout bienvenu, même si le thème de la groupie obsessionnelle n'est pas le plus original qui soit.


Mais je ne peux pas ne pas parler du traitement d'Harleen Quinzel alias Harley Quinn. Ce personnage estampillé années 90 n'avait jamais vraiment réussi la transition de la série animée mythique de Paul Dini et Bruce Timm vers les comics et les films, sa récente inclusion dans l'effroyable Suicide Squad de David Ayer ayant relancé le débat quant au sexisme de son concept. Sean Murphy ne se contente pas d'éviter les obstacles, il les met tête à l'envers! La nouvelle Harley est le personnage le plus sensé et le plus intelligent du récit, son amour pour Napier/Joker devient touchant au lieu de répugnant car il ne la rend pas aveugle mais la pousse au contraire à tenter l'impossible pour sauver son amant. Sa propre relation avec Batman est extrêmement inspirée elle aussi, car basée moins sur l'antagonisme que sur une culpabilité ambiguë. C'est tout de même autre chose que la Selina Kyle obèse de The Dark Knight returns !


En dépit des thèmes éminemment matures et contemporains qu'il aborde, White Knight a également le grand mérite de ne pas non plus se prendre trop au sérieux ni d'oublier ses racines, contrairement aux films de Nolan qui par moment ressemblent à un simple polar noir situé à Chicago. C'est ainsi que nous avons droit à une sous-intrigue tournant autour d'un canon à glace géant d'origine nazie, que Timm et Dini n'auraient pas renié et qui rappellent les grandes heures de Cœur de Glace.


Brillamment écrit de A à Z, White Knight ne faillit pas non plus au niveau du dessin et de la mise en page, Sean Murphy s'acquittant de sa double casquette avec un brio stupéfiant. Son trait n'est certes pas au niveau de certains de ses glorieux ancêtres plus haut mentionnés, mais ses personnages ont beaucoup de charisme et d'énergie sans tomber dans l'infantile, et son Gotham City a largement ce qu'il faut de glauque et de gothique. Tout au plus lui reprocherai-je ses séquences d'action souvent un peu trop chargées et illisibles.


Batman : White Knight est… enfin bref, vous m'avez compris. Lisez-le !!!!

Szalinowski
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le 3 avr. 2019

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