Belle coïncidence. Le lendemain de la lecture de cette bande-dessinée, une visite d’appartement (vieux, moche, dégradé) se concluait par les remarques de l’agent immobilier sur les constructions neuves, remplies de défauts à cause d’une exécution rapide et bâclée.
Sans la lecture de Chantier interdit au public, je n’aurais pas bien compris pourquoi.
La charmante collection Sociorama continue à se découvrir sous mes doigts curieux. Rappelons qu’il s’agit d’enquêtes de sociologues vulgarisées en bande-dessinée qui permettent de redonner du sens à notre quotidien. C’est Claire Braud qui a la charge d’illustrer le travail de Nicolas Jounin, en le romançant autour de quelques figures crées pour l’occasion mais représentatives de la réalité.
Le trait est lâche, parfois maladroit, en tout cas assez jeune. Mais les pages sont dynamiques, d’un élan à l’image de l’énergie du chantier de l’album. Il s’en dégage une énergie brouillonne mais décidée, loin d’un académisme illustratif qui aurait alourdi la lecture pour le plaisir de la belle planche.
En résumant dans les grandes lignes, c'est le microcosme des chantiers publics et privés qui nous est présenté, et il est édifiant. Les hiérarchies sociales se doublent de discriminations ethniques, les jalousies sont grandes et les efforts se font sur le dos de travailleurs sacrifiés. Les quelques expériences en intérim' sont ici balayées par un cynisme bien accommodant, tant que les faux papiers restent crédibles. Les chantiers sont de grosses structures où les embauchés côtoient les intérimaires, mais aussi de multiples sous-traitants de petites boites payées quelques piécettes. C’est une petite ruche, toujours grouillante, mais où personne n’est égal.
Tout doit aller vite, trop vite. Le seul critère d’accomplissement concerne la tenue de la cadence, que le hiérarchique impose à celui-en dessous, et ainsi de suite. Pour aller vite, c’est la sécurité qui doit être mise de côté, les équipements prennent du temps à être installés, quand ils ne sont parfois pas non fournis. Les accidents arrivent, l’inspection générale du travail viendra grogner malgré l’apparat des mesures de sécurité établies rapidement avant leur arrivée, enlevées ensuite. Mais ces accidents peuvent survenir pour d’autres raisons encore, à cause de négligences provoquées par la précipitation ou les matériaux à la qualité moindre mais moins chers. La sécurité et la santé des employés sont sacrifiables.
Avec une poignée de personnages qui représentent certaines catégories, mais qui en disent beaucoup sur un entourage, le pari de Claire Braud est réussi. Ces chantiers interdits aux publics, qui se voient de loin sans trop savoir comment ils s’affairent, se dévoilent. Ce qu’on y découvre est bien plus glaçant que réconfortant, les compromissions pour l’argent contre la sécurité, pour la rapidité contre le travail bien fait, déroutent et inquiètent. Le respect du travailleur étant assez accessoire, tant qu’il peut endurer, il continuera à être exploité, le maintenant dans sa précarité et à « sa » place. Même si tous les chantiers ne se ressemblent pas, l’exemple utilisé est révélateur.
J’habite dans une région qui construit beaucoup, beaucoup. Et très vite. Les grues de chantier font partie de mon quotidien. Le prix à payer de ces appartements neufs dans des résidences aux façades (encore) propres est peut-être plus lourd qu’une histoire de loyer.