Je profite de la présence d'une fiche sur ce titre pour digresser un peu longuement sur quelques éléments que l'on peut retenir de ce parcours en terres "Samuraïennes" (néologisme forgé pour l'occasion).


Avertissement préalable : l'ouvrage contient des passages en japonais mais, comme je ne lis pas cette langue, je ne sais pas ce qu’ils peuvent nous apprendre... J’espère que cela ne portera pas trop préjudice aux lignes qui suivent.


Deux citations pourraient être mises en avant pour cadrer, au préalable, cet artbook :



  • D’abord un propos de Hiroaki Samura : « elles ont tendance à avoir une expression malheureuse. Pour une raison qui m’échappe, je n’arrive pas à dessiner une fille heureuse (rires). » Les dessins de l’auteur m’ont semblé être une radicalisation de ce propos, quand bien même celui-ci était prononcé dans un cadre bien différent.

  • Un propos de Machiavel qui m’est revenu en tête alors que j’en terminais avec l’artbook : « Je crois aussi qu'il vaut mieux être hardi que prudent, car la fortune est femme, et il est nécessaire, pour la tenir soumise, de la battre et de la maltraiter. Et l’on voit communément qu’elle se laisse plutôt vaincre de ceux-là, que des autres qui procèdent froidement. Ce pourquoi elle est toujours amie des jeunes gens comme une femme qu’elle est, parce qu’ils sont moins respectueux, plus violents et plus audacieux à la commander. » (Le Prince, chapitre XXV)


Un contenu singulier


Ne vous laissez pas attendrir par les jeunes femmes que l'on voit en couverture et dans les premières pages de l'ouvrage. Ces scènes légères ne sont nullement représentatives de ce que l'on trouve par la suite.


Hitodenashi No Koi - The Love of the Brute, c'est du brutal comme diraient certains. Deux notions aident à se familiariser avec son contenu : violence et souffrance, la seconde étant une implication directe de la première.


En effet, des scènes de violence sexuelle défilent. Tout y passe ou presque tant les sévices infligés aux femmes (et uniquement à elles – on note quelques poupées en fin d’ouvrage et une fée) et à leurs corps sont variées : enserrées par les cheveux, transpercée en plusieurs points par de la ficelle, enfermées dans une caisse, frappées par des balles de base-ball, brûlées par des cigarettes, entaillées plus ou moins profondément, violées... Certaines planches n’hésitent pas à revisiter certains objets, non sans une certaine ironie tragique (le petit cheval) voire proposent des scènes difficilement réalisables en vrai – une forme d’exagération. On tient entre les mains un petit musée des horreurs infligées à la gente féminine.


Qui inflige ces horreurs ? Les bourreaux sont majoritairement des hommes, mais on trouve aussi quelques femmes, dont une jeune fille.


On pourrait en rester là et conclure que Hitodenashi No Koi - The Love of the Brute est un recueil SM malveillant, malsain, contenant tout ce que le « ça » pense mais ne peut exprimer librement (merci le surmoi). Pourtant, en revoyant les planches il m'a semblé que cet ouvrage avait quelque chose à (nous) dire.


Les raisons de la violence


En anticipant un peu sur ce qui suit, il faut souligner que comprendre ce qui se déroule nécessite un travail de reconstruction étant donné qu’aucun préambule, aucune parole ne vient nous expliquer ce qui se passe.


On note que la violence qui se déploie connaît différents degrés. Ils vont du coup de fouet à la mort – tout un spectre à découvrir – selon un ordre qui va, globalement, crescendo. Cette variété fait écho aux différentes inclinaisons, pas vraiment recommandables qui ont motivé ce que nous pouvons observer.


Les victimes sont soumises aux pulsions, envies des autres, qu’ils aient ou non payés pour cela (1). La dimension de domination est forte (positions, femme tenue en laisse, attachée) ; la dimension punitive apparaît aussi (méchante fille..). Tout se passe comme si les victimes étaient là pour étancher la soif de leurs bourreaux, maîtres, répondre à leurs désirs. Il n’y a pas de limite, aucune barrière. Les envies les plus inavouables peuvent se concrétiser. Les fantasmes deviennent réalité…


Représenter la violence


Plusieurs éléments, complémentaires, sont mobilisés par Hiroaki Samura pour représenter la violence à l’œuvre.


Dessiner des corps malmenés est un premier point, obtenu via l’agencement des corps (à genoux, soumis…), le fait qu’ils soient entravés, enfermés, attachés, lacérés, transpercés, portent des marques de coups… Un répertoire varié – dont on peut trouver certaines traces, euphémisées, dans les autres œuvres de Samura – est utilisé pour interpeller notre regard. Il n’y a pas répétition mais diversité des formes de violence. Chaque planche représente un type de cruauté. Surtout, chaque fois que l’on revient sur une scène on semble découvrir de nouveaux détails sordides, en lien avec ce qui suit.


Second point : la présence d’objets, d’outils, qui inscrit la violence dans des procédés et techniques. Si la violence est l’œuvre d’humains qui peuvent mettre directement la main (ou le pied voire la tête) à la pâte, elle transite aussi par des objets : balles de base-ball, pinces, fouet, objets sexuels, chaîne, couteaux… Autant d’éléments qui servent à suggérer de quelle manière on procède, quels coups sont infligés, quelles douleurs sont ressenties (en rapport avec la taille des objets, leur longueur, diamètre…). Parfois ils servent à nous renseigner sur ce qui attend la personne, l’outil n’ayant pas encore été utilisé ou alors sur une victime proche. (Je ne parle pas du rôle de la nature, de l’environnement qui peut aussi être mobilisé au service des fins recherchées…)


La création d’une ambiance qui met mal à l’aise est un troisième point :



  • Que les scènes se déroulent en intérieur ou en extérieur, on n’a jamais l’impression d’un espace important. Même en plein air l’espace est clos (la scène s'affiche sur une page dont les dimensions la limitent par définition).

  • Une page représente, le plus souvent, une scène unique. Il y a rarement continuité sur deux pages. La violence est donc brève, instantanée, mais elle est de retour sur la scène suivante, dessinant une continuité dans la cruauté.

  • La victime est, dans la plupart des cas, esseulée, entourée de plusieurs personnages (masculins). Ces personnages, s’ils ne sont pas actifs dans ce qui se passe sont indifférents au sort de la victime.

  • Le lecteur est complice, élément renforcé par l’angle de vue et la distance réduite : nous sommes au même niveau que les personnages, comme si nous étions en leur compagnie. Nous sommes réduits à l’état de voyeurs impuissants.


Quatrième point à mentionner : la dimension suggestive, qui se déploie dans deux directions :



  • Du côté du dessin, Samura ne rentre pas systématiquement dans les détails. Il n’y a pas de gros plan pour exposer de manière précise, au plus près de l’action, ce qui se passe (on a simplement deux planches sur « l’intérieur »). Souvent, en fonction de l'angle retenu, de la disposition des personnages, on devine ce qui se passe, à l’instar d’un film érotique. Il y a donc une certaine retenue dans le dessin.

  • On ne sait pas ce qui va se passer ensuite : Samura laisse entrevoir à ses lecteurs l’horreur que subit ou, plus rarement, va subir un personnage. Il fige un instant ; c’est au lecteur de remettre le temps en route et d’imaginer la suite, de cogiter… On peut en déduire que la violence nécessite un travail de compréhension pour être appréhendée, voir ce qui se passe ne suffit pas pour saisir ce phénomène.


Ces manières de martyriser des femmes, jeunes filles montrent une noirceur assez phénoménale mais est-elle si éloignée de ce que la réalité peut offrir ? Derrière le recueil pour petit tortionnaire on peut voir dans l’ouvrage une mise en lumière – pour mieux la dénoncer – des violences faites aux femmes (sans qu’il soit question de violence conjugale). On ne sait pas précisément où tout cela se déroule, les indications étant rares. Cela pourrait arriver près de chez vous…


Dire la souffrance sans le son (et les paroles)


Face à des actes conduisant, le plus souvent, à la mort, la souffrance est double : souffrance des victimes ; souffrance du lecteur.


Pour les premières cela passe par différents signes extérieurs : visages plus ou moins déformés par la souffrance, larmes, inclinaison de la tête, personnage qui se retient de ne pas crier… Autant de signes qui nous interpellent.


Cela conduit à une sympathie, une compassion quasi-instantanée avec les victimes. Cette souffrance est d’autant plus marquante que l’on voit des bouches ouvertes mais rien ne sort. Aucune parole n’est présente, aucune bulle, ce qui donne un aspect silencieux à cette violence – la rendant encore plus inacceptable. Comme toutes les violences qui s’exercent ne sont pas dites mais, parfois, tues, ce silence des pages est assez fort au niveau du ressenti.


De plus, le partage de la souffrance se double d’une incompréhension. Cette violence à la source de tous ces maux a une origine inconnue : pourquoi ces femmes ? pourquoi leur fait-on cela ? Il n’y a pas de réponse explicite. L’innocence des victimes en ressort grandie (je ne pense pas qu’elles aient « bien mérité » ce qui leur arrive), maigre consolation pour elles. Il y a aussi une incertitude du côté de la temporalité, comme mentionné plus haut : Qu'y a-t-il eu avant ? Qu'y aura-t-il après ? C'est à nous de l'imaginer. Ces instants volés sont comme une photographie – un moment figé – et c'est à nous de reconstituer ce qui a pu conduire au résultat qu’on a sous les yeux.


La mise en scène de cette violence – présente pour faire mal et non augmenter le plaisir ; qui n’est pas consentie, et la souffrance qui en découle, ne procurent donc aucune excitation, bien au contraire. On ressent un effroi, une peine, une incompréhension face à cette brutalité qui assaille ces corps. On ne sait pas pourquoi ; on suffoque en voyant le comment. Si bien que les pages défilent et une envie monte : celle de prendre un couteau, un marteau ou une meuleuse pour libérer ces femmes prisonnières...


La beauté malgré tout ?


A ce stade, il reste un élément à évoquer – qui fait le lien avec le titre retenu. Les femmes qui sont ainsi jetées en pâture sont… belles. Samura sait dessiner les femmes, les mettre en valeur, distiller une certaine dose de sensualité, d’érotisme. Il suffit de regarder ses autres œuvres pour s’en apercevoir. Hitodenashi No Koi - The Love of the Brute ne fait pas exception à la règle. Les femmes qui sont malmenées, torturées, violées, ravagées sont de belles femmes. Elles l’étaient avant et… elles le restent pendant, après. Leur beauté n’est pas entamée, peu importe ce qu’elles subissent. La beauté possède une forme de permanence.


Ajoutons un point : l’art de Samura transmet quelque chose. Il y a une beauté qui se déploie dans la souffrance, quelque chose de sublime. Cette beauté qui est à (re)chercher, dans certaines planches, dans le regard de ces femmes. Comme dit tout au long de ce qui précède, les sévices subis sont divers et variés, plus affreux les uns que les autres. Pourtant, il y a une constante : si la violence touche au fil des pages toutes les parties du corps, les cheveux et les yeux restent intacts.


Ainsi, sur certaines planches, les femmes affichent un regard intact, une étincelle de vie et, parfois, de volonté qui n'a pas été brisée. Pas encore. Peut-être est-ce là le dernier rempart, l’ultime résistance. Les yeux montrent qu’il n’y a pas d’abdication, pas de résignation automatique face à cette barbarie. Le corps est atteint mais l’âme demeure intacte.


Conclusion


A travers les réalisations présentes dans Hitodenashi No Koi - The love of the brute apparaît une esthétique traitant de la violence et de la souffrance. Par la mise en scène, l’organisation des planches, l’art de Samura exprime ce que les mots ne parviennent pas systématiquement à faire ressentir. On rejoint alors, la notion de catharsis : le recueil nous donne à voir le résultat funeste de mauvaises passions, envies, purgeant, guérissant ainsi le lecteur (on l’espère) de ces mêmes passions voire le dissuadant d’en nourrir de telles.


The love of the brute est donc un titre particulier, associant deux termes opposés : l’amour peut-il coexister avec la brutalité ? Ce serait un amour particulier et unidirectionnel qui existerait dans l’artbook : celui de la brute pour sa victime. L’amour semble malgré tout présent sur certaines planches, tel cet homme manchot recueillant sa femme (?) morte. Il est alors associé à la douleur, la souffrance.


En somme, cet artbook se révèle être tout autant un objet de craintes, de rejets que de réflexions. Vous voilà prévenus...


Notes :


(1) La victime peut aussi être sérieusement malmenée car on cherche à extraire d’elle quelque chose (drogue ?), ce qui nous fait retomber du côté de la domination.

Anvil
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le 14 mars 2016

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