La Chiva Colombiana
La Chiva Colombiana

BD (divers) de Edimo et Fati Kabuika (2012)

Colombie "Nouvelle" ? Pas encore pour tout de suite

Le récit est surtout intéressant en ce qu'il renseigne sur la vie précaire du petit peuple colombien, changeant de ville et de petit boulot au gré des circonstances et des réseaux de solidarité, conscients de vivre dans un pays très difficile, en raison de la violence en général, et des affrontements et attentats des FARC, des paramilitaires et des narcotrafiquants en particulier.

La tension psychologique liée à la précarité et au danger redouble lorsqu'on est soi-même hors-la-loi : crainte de la police, danger d'être tué par la victime qui ne se laisse pas faire... Pour se détendre, les soirées sont chaudes : tequila, salsa caliente dans de petites boîtes miteuses, et, bien sûr, diverses fortunes sexuelles quand on en a l'occasion.

Les narcotrafiquants recrutent leurs revendeurs sous la menace, et on constate qu'il en faut peu pour céder à la pression : la vie habituelle est déjà si difficile et si incertaine, que le fait de s'engager dans un réseau de trafic de drogue ne fait guère qu'ajouter un degré supplémentaire au stress quotidien.

Le récit mêle donc une intrigue romanesque (Ortiz chassé par sa bande parce qu'il ne veut pas tremper dans le narcotrafic), un épisode amoureux (Ortiz courtisant - avec une maladresse touchante - Annabel, qu'il a sauvée d'une agression) et une peinture du petit peuple colombien dans sa réalité des années 2010-2012.

La peur de la violence domine tout : les héros pratiquent eux-mêmes la violence, mais les victimes ont la gâchette facile. Au fil du récit, en notes, sont expliquées les allusions au différents massacres célèbres, qui font peur aux habitants, et qui ont été perpétrés par les FARC ou les paramilitaires. La "Violencia", c'est aussi le souvenir de la guerre civile de 1948-1960 (300 000 morts).

La diversité ethnique du pays n'a pas conduit à un modèle de multiculturalisme très édifiant : les Noirs sont considérés comme la partie la plus pauvre et la plus méprisable de la société (planche 61), et un Blanc, même pauvre, ne doit pas se commettre avec eux. Les Noirs le leur rendent bien, du moins comme ceux qui refusent (planche 88) un "Lumbalu" (rite funéraire afro-colombien) à un Blanc. Quant aux zambos (métis de Noir et d'Indien), ils sont encore plus méprisés que les autres (planches 13 et 85).

Ce qui est bizarre, c'est la francophilie d'un artiste-peintre noir, et même celle d'Ortiz, qui se manifeste planches 103 à 105 : la France a toujours l'image d'une pays moderne et progressiste, mais justement en train de "perdre sa modernité" (expression à définir...), car ils chassent les Roms de chez eux. Visiblement, ni les Français ni les Colombiens ne peuvent chercher les uns chez les autres de modèle viable de société multiculturelle... La libération d'Ingrid Bétancourt, prisonnière des FARC, a lieu à ce moment-là, ainsi que son indigne demande d'indemnité au gouvernement colombien qui l'a libérée : le récit en parle assez largement (planches 68-69, 98-99).

Le rêve des héros, c'est une "Nouvelle Colombie", loin de la "Violencia". Le timide espoir apporté par le recul des guérillas et des paramilitaires est malheureusement largement compensé par la pauvreté massive de la société, les haines et les méfiances entre groupes ethno-culturels, et la persistance du narcotrafic.

Fati Kabuika, dessinateur diplômé de l'Ecole des Beaux-Arts de Kinshasa (Congo), adapte ses vignettes au format réduit de la collection : le plus souvent, une vignette par bande horizontale. Son trait, exagérant considérablement les ondulations des contours, peuple le récit d'individus aux pommettes très saillantes, juste au-dessus de joues bizarrement creuses. Les fonds des décors, souvent blancs-gris-bruns, sont d'une tristesse assez en rapport avec la pauvreté des habitations, et évoque bien l'atmosphère embrumée d'une saison des pluies.

Par contraste, les personnages, leurs habits et leurs accessoires, sont de couleurs beaucoup plus vives : la présence des Noirs est souvent liée à un bariolage compensant le teint sombre de la peau. Ortiz lui-même (le héros) porte longuement une chemise rouge. Les nuances de couleurs sont appliquées façon aquarelle, sans grande transition entre deux tons différents, mais évitant autant que possible le traçage de lignes séparant deux tons différents. Le nombre assez élevé de tons différents sur un même visage révèle un travail minutieux. Les contrastes de luminosité, parfois exagérés (planches 22 et 23 par exemple), ont valeur expressionniste.

Un habile dosage de fiction et de réalisme, dont l'intérêt est largement d'ordre documentaire.
khorsabad
6
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le 17 mars 2013

Critique lue 454 fois

2 j'aime

khorsabad

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