Ou comment rendre un sujet compliqué captivant...

Je me souviens très bien de la première fois où je suis tombé sur ce drôle de récit exposé, à sa sortie - il y a quelques temps maintenant, sur les rayons d'une célèbre librairie. Le format (couverture souple), le volume (plus de 300 pages), le titre et la drôle de couverture (une collection de portraits) m'avaient assez rapidement interpellés parmi l'offre pourtant pléthorique. J'avais alors commencé à feuilleter les premières pages et là d'un seul coup j'ai su qu'il fallait que je lise ce drôle de bouquin. Deux raisons principales pour expliquer cette envie soudaine.


La première était le graphisme qui est souvent, en BD, ce qui suscite l'envie principale, d'ailleurs à tort et à raison. Avec son trait souple, rond et bien lisible proche de la ligne claire, la lecture est simple et l'identification des personnages se fait rapidement. Si je parle de graphisme et non seulement de dessin, c'est qu'avec le trait s'ajoute un joli travail sur les couleurs. Chaudes et pleine de contrastes, les couleurs jouent en effet un rôle important dans l'attrait de ce roman graphique en apportant de l'énergie mais également une certaine légèreté et humeur positive sur l'ensemble de l'oeuvre. Et compte tenu du sujet c'est loin d'être superflu.


La deuxième raison qui m'a rendu ce livre particulièrement attirant se trouve dès la première page. Oh rien de spectaculaire, pas de scène délirante, de plan complexe. Non, rien de visuel qui ne se situe au niveau du graphisme. En fait pour bien se rendre compte de cette particularité, car cela en est bien une, il faut commencer la lecture pour s'apercevoir que le narrateur de l'histoire est celui représenté dans les premières cases et qu'il s'adresse alors directement au lecteur comme le ferait l'animateur d'une émission de télé. Ce procédé narratif est terriblement efficace pour créer un lien immédiat entre les personnages et le lecteur.


Et c'est ainsi sans trop savoir de quoi parle l'histoire qu'on se retrouve à parcourir une planche après l'autre captivé par ce personnage inconnu qui nous interpelle. Si on rajoute que ce premier personnage n'est autre que le scénariste lui même, on comprendra rapidement l'originalité de la démarche. D'autant qu'à ses côtes prendra place ses acolytes dessinateur, coloriste et conseiller scientifique, une véritable petite équipe que nous suivrons dans sa réflexion sur la meilleure façon de raconter cette drôle d'histoire.


Si j'insiste un peu sur ces deux points comme des points forts c'est que tout cela n'est pas de trop pour aider le lecteur à entrer dans cette histoire singulière qui s'attache à retracer une partie de l'histoire des mathématiques et tout spécialement de la logique mathématique à travers l'un de ses principaux acteurs, Bertrand Russell. Vous ne connaissiez pas ce personnage et son obscur travail sur la refonte des bases des mathématiques l ? Fichtre, voilà pourtant rien de surprenant. Pendant une bonne partie du récit je me suis demandé s'il s'agissait d'une fiction ou d'une biographie.


Ce récit lorgne davantage du côté de la biographie bien que - comme l'explique les auteurs en fin d'ouvrage - certaines libertés sont en effet prises avec la vérité historique afin de mieux servir la fluidité du récit et offrir un scénario condensé et lisible. Et donc avec le professeur Russell, c'est alors toute une série de figures plus ou moins illustres que nous rencontrons progressivement.


Comme nous pouvons le suivre tout au long du récit, les auteurs n'ont pas cherché la facilité. Entre le sujet lui même, nous y reviendrons, et les différents niveaux de narration, Logicomix est une ambitieuse histoire dont la plus grande des exigences est de rester accessible et abordable pour le profane en mathématiques. C'est bien la preuve que n'importe quel sujet peut être abordé pour peu que la forme suive. On peut donc parler de tout en trouvant la bonne forme.


Sur le sujet lui même, sans refaire toute l'histoire, il est assez troublant d'entrer dans l'intimité de tous ces grands forts en nombre. Leurs obsessions ressemblent, pour le commun des mortels, à un délire complètement abstrait presque futile et puéril. À quoi peut-il bien servir de vouloir remonter aux fondements de la logique et de souhaiter ainsi tout réécrire ?


Il y a dans cette quête un véritable mystère pour le lecteur et on ne peut pas dire que l'ouvrage lève beaucoup le voile sur cette question. C'est peut-être le reproche que je ferai à Logicomix, celui de ne pas toujours bien donner à comprendre l'enjeu de telles recherches pour le futur. Mais il faut dire que ces enjeux ne sont pas non plus des plus évidents pour la communauté des chercheurs elle-même. Il y a donc dans la démarche de tous ces mathématiciens quelque chose qui confère presque au mysticisme, de la foi voire de la folie tout court. C'est d'ailleurs l'un des dilemmes auquel doit faire face le professeur Russell, logique et folie comme envers et revers d'une même pièce.


On découvrira alors, quelque peu circonspect, les sacrifices consentis par ces doués des chiffres et des nombres. Tout accaparée à leur sacerdoce intellectuel, la vie de ces chercheurs connaît des errances tristes et dramatiques pour ce qui est de leur vie personnelle et familiale. Ce qui fait avancer la science et tourner le monde n'est pas toujours le résultat d'une conscience saine et équilibrée pour tout le monde. Ceux qui côtoient au quotidien ces forts en concept deviennent souvent des dommages collatéraux qui sombrent, emportés par le tourbillon exclusif de préoccupations éloignées du bon sens de tous les jours.


Il y aurait beaucoup à écrire sur toute cette épopée étroitement liée aux nombreux contextes historiques. beaucoup à commenter sur la vie de ces ambitieux qui rêvent d'équations, de théorèmes et autres postulats. Pas sûr que l'image d'illuminés, il faut bien l'être tout de même un peu, ne cesse de coller à la peau de ces passionnés reclus dans un univers d'initiés. Pas sûr que les vocations pour les mathématiques et logique s'en trouvent décuplées. Ce récit atypique livrera néanmoins le portrait d'hommes et de femmes singuliers, beaucoup plus nuancés et subtiles que la caricature du savant fou ne le laisse entrevoir.


Artifice marketing ou réel engouement comme le décrit la quatrième de couverture, il est réjouissant de considérer le succès supposé (je n'ai pas vérifié) de cet ouvrage. On sait pourtant - et l'actualité le démontre tous les jours - que succès ne signifie pas toujours qualité et vice versa. Qu'une telle oeuvre soit appelée à trouver son public nombreux n'est que justice. Voilà qui rassurera doublement.


D'une part quant à l'ambition de certains auteurs qui savent sortir des sentiers battus sans mettre de côté exigence et intelligence considérant avec respect des lecteurs matures. Rassurant d'autre part de constater justement que le public sait parfois reconnaître ce qui est bon, apprécier la complexité, l'originalité d'une œuvre atypique qui ne cherche pas à reproduire ce qui se fait déjà ou à resservir du réchauffé. Logicomix est une bonne surprise qui donne à voir au delà des préjugés et des tendances du moment. Si on ne comprend pas tout, c'est au moins l'assurance d'une histoire qui fait du bien aux neurones.

maPlaneteBD
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le 23 juil. 2015

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