Kyle, Texas Sniper : le concon flingueur

"C'est curieux chez les marins ce besoin de parler de leur femme au front, de les appeler dans le feu de l'action, et de ne pas pouvoir leur décrocher deux mots sur l'oreiller..." American Sniper, c'est l'histoire vraie d'un cowboy bas du front qui découvre un soir de cocufiage alcoolisé le merdier de la géopolitique au moyen-orient, et qui décide, conformément aux valeurs du Grand Ouest inculquées par son père (tire vite, vise juste, protège les tiens et prie le Seigneur), de s'engager dans la marine pour défendre la Nation, sa Nation, les États-Unis d'Amérique. Le colt dans une main et la bible dans l'autre. Et c'est à peu près aussi malin et fier que le cheval qu'il monte les soirs de rodéo dans son Texas natal, qu'il part pour sa première mission en Irak au début du conflit. Des années plus tard pourtant, quand il rentrera de sa quatrième et dernière affectation, c'est sur son sol, depuis le bar bien américain qu'il éclusera, qu'il annoncera à sa femme son retour définitif à la maison. En pleurs. Jusque-là et à mesure qu'il rentrait toujours plus soucieux et colérique que la fois précédente, elle avait toujours été l'attendre sur le tarmac de l'aéroport militaire... En racontant la vie de ce soldat rongé, non pas par les remords et les fantômes de ses victimes, mais par les regrets et les fantômes de ceux qu'il n'a pas pu sauver, Eastwood se démarque de ce qu'on pu faire beaucoup d'autres avant lui et signe un film d'une complexité, d'un intelligence, et d'une difficulté d'accès qui en rebuteront plus d'un mais qui ne doivent surtout pas être occultées par l'apparent patriotisme nauséabond du générique de fin. Car il ne l'est pas. Il fait simplement parti de l'histoire et de l'âme du pays dont Eastwood nous dresse le portrait. Un pays qui, comme le "héros" qu'il est venu célébré, est toujours en guerre contre les indiens et ne rendra de compte qu'au Seigneur.

"Tu vois fiston, le monde se divise en trois catégorie : ceux qui ont un pistolet chargé, ceux qui creusent et ceux qui portent un insigne : arrêtes les premiers, défends les seconds et sois des troisièmes." Que cela figure ou non dans l'autobiographie du mec, c'est dans cette métaphore paternelle du loup, de la brebis et du chien de berger, respectivement, qu'Eastwood trouve en son personnage principal, Chris Kyle, le sniper le plus létal de l'histoire de l'oncle Sam (on parle d'au moins 160 tirs dans le mile), le fondement de sa personnalité. Chien de berger, il l'a toujours été avec son frère et, maintenant que la patrie est en danger, il met sa dévotion et sa loyauté au service de sa sauvegarde. Si tout le monde peut devenir loup, très peu peuvent devenir et rester chien de berger. Des armes tout le monde peut en trouver, surtout là-bas. Un insigne ça se gagne, ça se mérite, c'est un honneur et une malediction. Un fardeau qu'on doit se coltiner toute sa vie et dont le poids ne cesse de croître au fil des ans. Chacun sa croix quoi.

Juché sur les toits de pisé et de banco blanchis à la chaux de Ramadi et de Falloujah, Kyle veille sur les convois marines et donne à quiconque s'en approche armé des pires intentions, une leçon de pragmatisme à l'américaine, j'ai nommé la peine de mort. Les mecs au sol se sentent en sécurité dés lors qu'ils le savent déployé avec eux et qu'il couvre depuis n'importe quel point surélevé à 1000 mètres à la ronde, leurs fesses encore toute fraîches de talc. Parce qu'il a 10 ans de plus qu'eux et qu'il ne gaspille aucune balle, "The Legend" est devenu pour les types au charbon, un sauveur, une garantie, un ange gardien. Une figure paternelle et naturelle que Kyle recherchait désespéramment et cultive désormais quotidiennement, allant même jusqu'à descendre de son perchoir pour aider au plus près ses frères d'armes et en sauver d'avantage. Mais pour exister, chaque chien de berger doit avoir flairé au bout du museau, une menace, un danger, un loup. Le sien est champion olympique de tir, insomniaque, athlétique et mutique, saute de toits en toits à la moindre alerte et s'appelle Mustafa. De sa confrontation directe avec lui lors de sa première mission, à sa mise à mort des années plus tard, après un tir victorieux de presque 2000 mètres, il n'aura de cesse de débusquer son homologue adverse et de l'abattre. Aussi, quand la balle quitte finalement le canon de son arme et part se loger dans la tête du tireur embusqué, on pense que l'homme en a fini avec la guerre et qu'il est prêt à rentrer chez lui, en paix. Et c'est également ce que pense l'intéressé alors qu'il appelle sa femme, quelques secondes après son tir réussi, pour le lui annoncer. "I'm ready". C'était malheureusement sans compter sur le poids de ses multiples décorations militaires et de ses regrets, ses insignes, son insigne, sa malediction. Comme un chien tout juste orphelin de maître se laisse dépérir, Kyle se meurt à petit feu, obnubilé par la seule idée qui l'a toujours guidée : être utile à son pays, ses citoyens et leurs idéaux qu'il considère naïvement et bêtement comme les plus beaux du monde.

Sorti il y a quelques mois, Nightcrawler nous interrogeait sur la santé du monde médiatique, et sa folie dans laquelle s'épanouissait le pervers narcissique le plus taré que la Terre ait jamais porté. Aujourd'hui, Eastwood ne nous interroge pas (c'est pas tant qu'il a oublié, mais plutôt qu'il n'en a rien à foutre) mais nous donne directement la réponse à la question "à quel point la guerre est-elle stupide?" : elle est tellement que le plus idiot des humains peut se révéler le meilleur des soldats. Rien d'étonnant alors que les États-Unis soient la première puissance militaire mondiale. Le film est à l'image de ce pays dont il raconte en transparence l'histoire, un pays bercé par la violence et biberonné par des légendes de héros assermentés et autorisés à tuer impunément quiconque s'opposait au bien commun : sombre, patriotique, dénué d'analyse géopolitique et bête. American Sniper souffre donc des défauts des États-Unis et de son peuple décérébré dans une belle proportion qui croit toujours que les indiens existent et qu'il est de leur devoir de les rayer tous de la surface du globe. Ou comment les américains sont devenus non pas les policiers de la planète mais ses shérifs en missions officielles, quasi-divines. Chris Kyle en est le produit le plus parfait, le plus bête, et le plus terrifiant. Un homme convaincu d'être dans son bon droit et rongé par le regret de ne pas avoir donné assez à sa patrie et, finalement, de ne pas avoir assez de remords. Un homme pour lequel l'état a organisé une procession funéraire longue de 320 kilomètres et à laquelle se sont joints des milliers d'américains, l'âme étoilée en berne.

American Sniper c'est l'histoire d'un mec qui, depuis que son père lui a décrit le monde conformément au manichéisme chrétien et apprit à se servir d'une arme à feu, ne sait plus vivre qu'à travers la lunette de son AWP. Il en arrive à un tel point qu'il ressent presque plus de compassion pour les enfants qui entrent dans sa ligne de mire que d'amour pour les siens qui l'attendent au bercail. American Sniper c'est la preuve que Clint Eastwood est un homme profondément humaniste et un réalisateur intimement convaincu dans les personnages qu'il filme. C'est également la preuve que, s'il n'a jamais su trouver le distance qu'avait un John Ford, il est le dernier grand cowboy de l'Ouest, toujours en train de nous raconter sa sempiternelle histoire de justicier solitaire au grand cœur. American Sniper c'est enfin la preuve que, si l'Homme aime son pays, sa bannière et chacune des cinquante petites étoiles qui la parsèment côté mat d'un amour indéfectible (c'est peut-être même le cinéaste de l'Histoire qui l'aime le plus, qui le connait le mieux et qui en a le mieux cerné l'âme, dont il fait parti), il n'est pas pour autant le réactionnaire aveugle qu'on fait de lui mais qu'il est au contraire, en homme intelligent qu'il est, bien conscient de ses maux, de ses faiblesses et des imperfections. Pour autant, il est incapable de les dénoncer frontalement comme un Cimino et d'y pourfendre son cœur, et le sien avec. Et ce n'est pas forcément une tare. C'est même plutôt beau dans le fond. Un homme incapable de presser la détente mais qui, tout à fait conscient de la nature de sa cible, choisit d'y faire la mise au point pour nous. American Sniper pourrait bien être son dernier film, et son plus beau. "Si vous faites encore du mal à mon pays je reviendrai et je vous tuerai tous salopards!".
blig
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le 14 févr. 2015

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