Avec Amour, Michael Haneke remporte une deuxième Palme d’Or à Cannes, 3 ans après la consécration de son Ruban Blanc. Plus tendre, mais plus cruel de par la proximité émotionnelle à laquelle nous sommes confrontés, Amour est de ces oeuvres qui ne s’analysent pas mais se vivent.
Bien qu’ayant admiré l’exercice, je n’ai pas complètement adhéré au Ruban Blanc. Je l’ai trouvé glacial et surfait : ces délires narratifs, ce noir et blanc artistique, cette manière de jouer avec le sens de déduction du spectateur comme un chat joue avec une souris… admirable, mais agaçant.
Avec Amour, le réalisateur se départit de sa superbe et abandonne l’arrogance avec laquelle il traitait ses précédents personnages. Il maltraite Georges et Anna avec douceur, dans le cadre mi-feutré, mi-morbide de leur grand appartement bourgeois. Nul besoin de pathos ou de circonstances “aggravantes” : quelle que soit notre condition de vie, nous sommes tous confrontés au déclin d’un de nos proches.
Amour, c’est un peu aussi l’anti-The Tree Of Life, Palme d’Or 2011. Les adeptes de Malick vont me lapider sur place : j’ai détesté ce film qui pour moi n’était qu’une bouillie infâme d’images de fonds d’écran sur un lit de pseudo-philo-poético-théo-branlette vide de sens assénée sans aucune logique ni émotion. J’ai cru mourir d’ennui lors de ce qui a été un véritable challenge à ne pas sortir de la salle avant la fin.
A l’inverse, et afin de ne mettre en exergue que ce qui est nécessaire, Haneke fait le choix d’une oeuvre très épurée et concrète. Une simplicité qui se traduit dès les premières lignes du générique de début, blanc sur fond noir, sans musique ni fioritures. Dans la vie, il n’y a pas de bande originale. Nous sommes d’ailleurs dès le départ confrontés à nous-mêmes, dans une scène de face-à-face avec les spectateurs d’une autre salle se taisant peu à peu comme nous le faisions quelques minutes auparavant.
Il faudra quelques minutes pour se faire au jeu déconcertant d’Emmanuelle Riva, qui joue le quotidien comme elle interpréterait médiocrement une pièce de théâtre, récitant mécaniquement son texte. Malgré ce bémol, nous partagerons les rituels familiers de deux personnes ayant, semble-t-il, des décennies de vie commune derrière eux et serons, comme eux, peu à peu plongés dans l’inconfort et la tristesse d’une inéluctable situation. Pas d’exagérations ni d’effets de style : juste la vie, son cours et parfois son extrême violence dans les gestes les plus anodins. La déshumanisation progressive d’Anna n’est pas une chute dans le pathos accompagnée de violons mais une lente et naturelle déchéance, qui malgré sa prévisibilité, reste bouleversante d’authenticité.
L’un des aspects les plus touchants d’Amour est ce contraste violent entre le cocon, presque du domaine du huis clos, dans lequel Georges et Anna évoluent, et l’agressivité d’éléments extérieurs : envahissants, indélicats, incapables de comprendre que leur présence même est un affront à la pudeur dont ce couple aurait besoin. Que ce soit leur propre fille prodiguant conseils non bienvenus ou un concierge restant quelques secondes de trop sur le pas de la porte, ces personnes demeurent des corps étrangers s’obstinant à ne pas comprendre l’intelligence avec laquelle les octogénaires gèrent leur situation. Ces personnes, bien que fortes de leur sagesse et acceptation, demeurent extrêmement vulnérables – et ceci sera suggéré par Haneke lors de scènes angoissantes dont une brise la règle de l’effet de style non nécessaire. Les attitudes ressenties comme intrusives contrastent avec la délicatesse de chacun des mouvements de Georges, chacune de ses attentions, effectuées de main du maestro qu’il était. L’amour, ici, est un renoncement ; l’obstruction à tout parasitisme extérieur et l’abandon de ses propres besoins afin de pallier la souffrance de l’autre.
Un rôle écrit sur mesure par l’auteur pour Jean-Louis Trintignant, en fait le héros silencieux et admirable de plus de deux heures d’un combat sans armes. L’acteur sait particulièrement évaluer la valeur de l’être cher, ayant perdu ses deux filles, Pauline et Marie. Extrêmement attachant, il maîtrise presque seul l’intégralité de film.
Amour nous plonge de manière courageuse et crue, sans artifices, dans une de ces situations qui font partie de la vie et que nous ignorons à dessein car elles nous effraient. La dimension d’une irrémédiable déchéance physique et mentale associée à la vieillesse est rarement mise à l’honneur à l’écran car la société ne veut pas y faire face. Haneke, faisant enfin preuve d’un semblant de compassion, nous fait cadeau d’une fin que nous interpréterons à notre manière – la moins douloureuse possible, probablement. Mais nous en ressortons néanmoins profondément marqués, comme abîmés par l’infinie beauté et laideur de ce qui vient de se dérouler devant nos yeux.