Que s'est-il passé entre l'édition 2012 du festival de Cannes et la sortie en salle de sa palme d'or fin octobre ? Il semblait pourtant qu'Amour de Mikael Haneke ressorti grand vainqueur d'une compétition tristounette, crise oblige, avait su réconcilier professionnels, critique et public autour d'un thème universel au possible : la fin de vie. Le film sort aujourd'hui dans une indifférence polie si ce n'est frigorifique des médias - certes, le même jour que le mastodonte James Bond, mais tout de même...
Passée la légendaire effervescence cannoise qui a su au fil des années porter au pinacle tant d'objets filmiques inconséquents au détriment de perles véritables, n'en resterait-il que des cendres de cet Amour ?

Hypothèse avancée : Amour aurait-il souffert d'une seconde vision plus mitigée ? Ce ne serait pas la première fois qu'une oeuvre de l'Autrichien souffrirait d'un tel défaut, lui qui a si souvent tendance à confondre tension et émotion. Car souvent dans ses films, de Funny Games au Ruban Blanc, une fois le pot-aux-roses dévoilé - "mais quel affreux évènement va venir conclure cette situation tout bonnement insoutenable ?" - l'objet a une fâcheuse tendance à se vider de sa substance.
Si Haneke doit prétendre à un quelconque talent, c'est bien à celui du One-Shot. Il sait délivrer une experience unique, aussi intense que dissoluble dans le temps.

Il est des secrets de production qu'on se devrait de dévoiler. Haneke n'a cessé de confier en interview le premier titre du script : "Quand la musique s'arrête". C'est qu'il doit y tenir à sa métaphore tant il n'a de cesse de la répéter à longueur de métrage. Lors d'une des premières crises d'absence d'Anne, Georges ouvre le robinet d'eau pour éponger le front de la vieille femme. Il s'absente en oubliant d'éteindre le robinet. Le flux d'eau cesse. On aura vite fait de crier au génie, quand le dispositif relève plus de l'artifice grossier que de la mise en scène hitchcockienne. Le film regorge de ces fulgurances et multiplie les experiences sonores, pour finir, comme ses personnages, par se calfeutrer, s'isoler du monde et ne laisser personne rentrer.

Cet aspect foncièrement désagréable du cinéma d'Haneke (ce n'est pas le seul) serait lassant si il ne faisait pas preuve d'une vraie maestria formelle. Quand un des anciens élèves d'Anne vient rendre visite à la professeur à qui il doit tant, il s'étonne de la découvrir en fauteuil roulant et s'inquiète de son état. Elle coupe court et préfère parler d'autre chose. Elle lui demande plutôt d'aller jouer un morceau au piano, les "Bagatelles" de Beethoven. La caméra panote et dévoile un majestueux piano à queue contre la fenêtre, que nous n'avions jamais vu jusque là (nous sommes à la moitié du film). Le pianiste, incarné par Alexandre Tharaud dans son propre rôle, cherche l'inclinaison idéale du tabouret, se concentre, et, avec la théâtralité du soliste professionnel, entame avec maestria le morceau, dont il disait quelques secondes plus tôt, "mal se souvenir". Haneke coupe la musique et la scène, puis passe à autre chose.
Le cinéaste autrichien met ici tout en place pour développer une véritable émotion (la gène des uns et des autres, la précision du geste musical). On ne peut pas reprocher à Haneke son manque de cohérence. Plutôt son coté "control freak" insupportable, laissant à la porte toute respiration, pour mieux prendre le spectateur à la gorge.

L'irruption brusque du piano atteste d'un sens admirable de la scénographie, qui traverse tout le film, comme l'atteste cette belle séquence finale dans laquelle Huppert traverse ce grand appartement désert, dévoilant retrospectivement par un jeu de portes ouvertes l'etroitesse, et l'interconnection des pièces. On a souvent reproché à Quentin Tarantino une inadéquation entre son grand talent de metteur en scène et les sujets supposés inconsistant qu'il se choisissait. Haneke souffre d'une pathologie analogue : comment un homme doté d'une telle maitrise de son cadre et de ses effets peut employer son talent à provoquer des émotions aussi primaires.
C'est peut-être qu'Haneke n'est ni un moraliste, ni un provocateur, comme on l'a souvent dit, mais bien un grand cynique. Voulant dissimuler l'état de sa mère à Isabelle Huppert, Trintignant a cette phrase qui peine à ne pas déclencher l'hilarité : "ces choses là ne devraient pas être montrées". CQFD.

Un spectateur lambda (il y en a) verra dans Amour un grand film sur la pudeur face à la mort et ne regardera pas plus loin. Georges et Anne passe leur temps à repousser l'aide extérieure, la compassion, la gentillesse, car bien sur Haneke a l'intelligence de mettre dans la bouche de ces personnages extérieurs (famille, amis, employés) des sentences d'une effroyable banalité : "Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous ?" ou "Nous vous trouvons très courageux".

"Tu es un monstre parfois, mais tu es gentil" dira Riva à Trintignant. Ce monstre gentil, ce n'est pas Casimir, mais bien le personnage idéal selon Haneke, celui dont il fait le plus volontiers sa machine à fiction. C'est un être paradoxal, dénué de psychologie, qui agit unilatéralement selon la circonstance, selon la séquence, en faisant fi de toute psychologie. C'est le spectateur aussi, celui qui avalise l'horreur en la regardant, la fait exister. Et qui par ricochet, la créée aussi. Il est amusant que dans la filmographie de Michael Haneke, l'exemple le plus éclatant de son étroitesse d'esprit (le dyptique Funny Games), dépeigne une prise d'otage. C'est bien ce qui définit le mieux son geste cinématographique. Sauf que comme à chaque fois, le syndrome de Stockholm n'y a guère sa place.
Antoinescuras
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le 13 nov. 2012

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