Il est impossible de rester insensible devant Amour. Touchant, mais pas bouleversant, ou inversement, tel est le long-métrage de Michael Haneke. Comment est-ce possible ? Tout simplement car sa mise en forme est très glaciale, bien particulière, et filtre certaines émotions. Haneke traite ici de la maladie, la mort, et l'acceptation de cette fatalité au sein d'un couple. Ça me rappelle tout de suite The Fountain de Darren Aronofsky qui avait, pour trame principale, ce même thème, bien que très porté par la métaphysique et la science-fiction.
Dans Amour, le regard est bien plus humain, rationnel, et se porte sur un couple de personnes âgées, ce qui accroît certainement la force émotionnelle du film et sa particularité. En effet, le couple est voulu très cultivé, avare de lectures passionnantes de grands auteurs et de concerts de piano. Mais surtout, ils échangent dans un langage relativement soutenu, avec un vocabulaire recherché et d'emploi peu courant, mais aussi des syntaxes de phrases qui semblent usitées, ou peu naturelles. Ça surprend au début, on se dit même que ça sonne faux, mais ce n'est que le reflet de la personnalité des deux personnages. Lui est passionné, apaisant, rarement un mot plus haut que l'autre. Elle est plus impétueuse, sévère, on y reconnaît son caractère d'ancienne professeure. Les deux s'aiment respectueusement, se chérissent dans la vie et jusque dans la mort, et lorsque Anne est victime d'attaques cérébrales qui la paralysent petit à petit, ils s'efforcent de positiver et garder un train de vie normal, non sans mal. Anne accepte pourtant tout de suite la mort, tandis que Georges se refuse à la laisser partir et va s'occuper d'elle à chaque instant.
Très fort, Haneke sait comment faire valoir son message, ou plutôt susciter l'émotion. Ainsi, aucune bande-son n'est rajoutée à l’œuvre et il laisse le naturel très froid et cru du quotidien de ce couple faire son effet. Dans cet appartement huppé de la région parisienne, les plans sont très lents, majoritairement fixes même et s'accordent à cette vitalité physique qui s'échappe petit à petit des personnages, malgré leur esprit vif. Les dialogues sont également assez neutres dans le ton, et débité avec une certaine tranquillité. Amour adopte davantage un point de contemplation, qu'il intègre le spectateur à l'histoire. Cette trame paisible est néanmoins, quelques fois, dérangée par une violence cinglante, inattendue, ou des scènes de voyeurisme dérangeantes.
Évidemment, on pourrait dire qu'Haneke ne prend pas vraiment de risques avec un tel sujet qui est assuré de remuer les spectateurs. D'ailleurs, son édition laisse parfois à désirer, avec de nombreuses séquences sans réel développement, des ellipses abruptes au milieu de discussions qui laissent à penser que le scénariste avait dans l'envie de caser quelques phrases marquantes, mais ne savait pas comment les ancrer dans un dialogue concret. Au final, le long-métrage prend davantage la tournure d'un collage de tranches de vie couvrant cette période difficile vécue par le couple, tout en montrant une oppression croissante du fait que l'action prenne toujours place dans l'appartement et que la maladie devienne de plus en plus pesante.
Le film a néanmoins dû être atroce à tourner pour ses deux acteurs octogénaires tant il y a cette impression qu'ils ont joué en avance une fatalité susceptible de leur arriver dans les prochaines années. D'ailleurs, ils ne l'ont pas jouée, mais ils l'ont vécue. En effet, si je ne l'avais pas vu déambuler aux Césars quelques jours avant, j'aurais eu du mal à croire qu'Emmanuelle Riva était bien portante. Sa prestation est remarquable et sa représentation de son personnage malade, souffrant, désespéré est terriblement troublante tant elle est juste. Pareillement, Jean-Louis Trintignant est saisissant dans la peau de son personnage aux petits soins, qui tente de garder une façade positive, mais dont le regard trahit sans cesse une profonde affliction, et un désemparement total vis-à-vis de sa femme. Pour ce qui est des acteurs secondaires, leur intérêt et consistance sont plus qu'infimes.
On comprend aisément les récompenses attribuées à Amour et pourquoi il a saisi une bonne partie de la critique. Cependant, le film d'Haneke n'est pas exempt de défauts, et cette mise en scène clinique, très distancée émotionnellement, qui se révèle être en fait sa réussite, est également ce qui peut le rendre imperméable à bon nombre de spectateurs. Il est pour autant impossible de rester insensible devant certaines scènes portées par un jeu d'acteur brillant qui suffit, seul, à tenir en émoi. Amour porte son nom à merveille, et ce même s'il traite de la mort.