Rongeant son frein dans une chambre d'hôtel à Saïgon durant la guerre du Vietnam, le capitaine Willard attend qu'on lui assigne une mission. Il ne va pas être déçu : les grands pontes de l'armée américaine l'envoient au Cambodge sur les traces du colonel Kurtz, militaire à la carrière exemplaire qui est devenu fou et vit désormais isolé dans la jungle avec une armée d'autochtones à ses ordres. La mission de Willard, confidentielle, est de tuer Kurtz. Mais avant d'atteindre le colonel renégat, il faut remonter le fleuve, affronter les horreurs de la guerre et arriver aux confins de la folie...
La folie, voilà bien le maître mot d'"Apocalypse Now". Une folie qui transpire à l'écran mais qui est également celle de son metteur en scène Francis Ford Coppola, celui-ci se lançant dans une aventure sans précédent avec à la clé un tournage chaotique magnifiquement relaté dans l'excellent documentaire "Au cœur des ténèbres : l'apocalypse d'un metteur en scène". Mais ce tournage de fou, avec acteurs drogués, acteur frôlant la mort (Martin Sheen et sa crise cardiaque), acteurs ne connaissant pas leur texte, destruction de décors, problèmes de logistique avec les hélicoptères et fin encore inconnue de la part du cinéaste, sert parfaitement le film. A vrai dire, "Apocalypse Now" aurait sûrement perdu de sa puissance si le tournage s'était déroulé comme prévu. Pour réaliser une œuvre aussi folle (l'une des plus intenses de l'histoire du cinéma), il fallait bien un tournage épuisant et imprévisible. Cela se ressent à l'écran, cela transpire par tous les pores de la peau des acteurs, cette incertitude, ce danger, cette fin inconnue de tous. Paradoxalement, pour un film dont le tournage fut aussi chaotique, le cadre a quelque chose de parfaitement maîtrisé. Chaque plan est parfaitement cadré, parfaitement éclairé et pas une image du film n'est pas à couper le souffle.
Coppola mène donc sa barque sur un équilibre précaire, une alchimie rarement vue à l'écran et qui donne naissance à ce chef-d’œuvre qu'est "Apocalypse Now". Un film aussi bien dans sa version cinéma (plus efficace) que dans sa version Redux (plus intense, plus tortueuse) et qui ne laisse pas le spectateur se sortir indemne de ce voyage aux confins de la folie, où l'on ne sait plus qui est sain d'esprit ou non (est-ce Willard ou finalement Kurtz ?) et où tout se brouille. Le voyage est ponctué de scènes d'anthologie (la charge des hélicoptères sur fond de Wagner, le show de play-mates qui tourne au désastre, l'arrivée dans un camp à la limite du psychédélisme), d'images fantasmagoriques, de violence viscérale, de personnages hauts en couleur (un colonel fan de surf incarné par un Robert Duvall survolté, un journaliste-photographe illuminé qui correspond parfaitement à Dennis Hopper et bien évidemment le colonel Kurtz auquel Marlon Brando prête son magnétisme) et bouleverse à chaque scène. Offrant à Martin Sheen son meilleur rôle au cinéma, "Apocalypse Now" nous embarque le long d'une rivière superbe mais dangereuse et si le voyage aller est assuré, le retour ne sera sûrement pas aussi facile...