C’est moins à « Un prophète » qu’à « Sur mes lèvres » qu’on songe en voyant le dernier film de Jacques Audiard : même couple improbable et poignant, même usage narratif et allégorique du handicap, même intensité des personnages, fragiles et puissants, qui se rencontrent, se blessent et s’épaulent (au sens ici de porter quelqu’un sur ses épaules). Mais là où il s’appuyait sur les ressorts du film noir, c’est au mélodrame assumé, sombre et lumineux donc, qu’il fait appel dans « De rouille et d’os ».
Ali (Matthias Schoenaerts), animal et avare de mots, père brutal, maladroit et aimant, videur de boite de nuit qui se sent revivre (« pour le fun ») à chaque combat clandestin de free-fight auquel il participe, rencontre Stéphanie (Marion Cotillard, que ceux qui la croient encore cantonnée aux jolies apparitions et aux shootings Dior aillent voir le film), dresseuse d’orques qui en impose, séduisante, énergique et insatisfaite, puis soudain brutalement confrontée au pire, la perte de ce qui la fait tenir debout.
Sur fond de vérisme façon frères Dardenne (le héros est un boxeur à la dérive qui vient de Belgique) ou Guédiguian (il trouve refuge avec son fils Sam de 5 ans au sud, ici la Côte d’Azur à la fois laide et solaire, chez une sœur (Corinne Masiero), caissière au grand cœur et en lutte), se déploie une sorte d’«Intouchables» à l’envers, non pas conte de fées un peu mièvre où s’abolissent les différences, mais conte moral où de celles-ci naît comme une forme de salut. Ce salut procède du lien étrange et fort entre Ali qui, par la simplicité de son regard sans honte, saura littéralement remettre Stéphanie à flot (scène magique où, portée par lui, elle retrouve son corps dans la méditerranée) et Stéphanie qui lui permettra de remplacer les coups de poing par les mots qui lui font défaut quand il risquera lui aussi de tout perdre dans l’eau glacée.
Si la veine politique n’a pas simple statut de prétexte tant les meurtrissures sociales font écho aux blessures bien réelles, le film, à travers une narration haletante, confronte d’abord le masculin au féminin, la chair blessée à celle qui exulte, l’animalité (celle des orques et celle des personnages) à l’humanité, les corps à corps du combat à ceux de l’amour, les jambes des femmes aux poings des hommes, le sang qui coule à l’exo-prothèse, la mécanique du désir (être « opérationnel » ou non) à celles des émotions et la violence à la vulnérabilité. Servi par une phénoménologie visuelle qui rend justice au réel et le transfigure, le film déjoue les symétries attendues pour en installer d’autres issues d’un imaginaire singulier et vivifiant. « De rouille et d’os », ce goût que laisse dans la bouche un coup de poing, a surtout celui de la vie.
Jean-MaxenceGra
8
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le 24 févr. 2013

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Jean-MaxenceGra

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