Un grand film, le meilleur de Tim Burton après « Sleepy Hollow », du temps où le réalisateur avait autre chose à faire que de massacrer les classiques de notre enfance (Roald Dahl et Lewis Carroll, priez pour nous).

L'histoire d'Ed Wood (Johnny Depp), c'est le parcours d'un homme considéré comme le plus mauvais réalisateur de films de tous les temps, qui ne perd jamais ses convictions, son enthousiasme et qui fait preuve d'une énergie juvénile désarmante. Sa confiance absolue en lui-même nourrit une capacité d'émerveillement qui reste intacte bien que totalement inconsciente (il ressemble à un gamin qui jouerait au réalisateur). Evoluer dans l'industrie du cinéma des années 1950 est un moyen pour lui de canaliser une énergie débordante de manière résolument dispersée (il a placardé derrière son bureau les affiches de « Citizen Kane », le chef-d'œuvre de Welles, et de « The Dead Kiss », un film de série B dans lequel joue Bela Lugosi : l'amour que le jeune homme porte au cinéma et ses ambitions artistiques partent dans toutes les directions). Orson Welles représente l'idéal absolu auquel aspire Ed Wood : un artiste qui écrit, réalise et interprète son œuvre, du début à la fin, et qui a le contrôle absolu sur ce qu'il entreprend, sur la concrétisation de ses plus profondes aspirations (« Il faut se battre pour imposer sa vision. A quoi bon réaliser les rêves d'un autre ? », explique Welles à Wood lorsque les deux hommes se rencontrent dans un bar).
Mais, à la différence du réalisateur de « Citizen Kane », Ed n'est ni un créateur, ni un visionnaire : c'est un artisan, un "faiseur". « Y a-t-il un script ? », demande-t-il au président de Screen Classics qui lui propose un projet de film. « Putain, non. Mais il y a une affiche !!! », lui rétorque son interlocuteur, faisant référence au poster portant le titre « I changed my sex ». L'essentiel est ainsi de fabriquer du cinéma, de toutes pièces, et de dénicher un bon concept commercial (qu'Ed s'approprie directement et excessivement) plutôt qu'une idée originale. Ed travaille à partir de pièces rapportées (il élabore un film comme un patchwork, en utilisant des images documentaires déjà tournées), et ne se préoccupe en aucune façon de questions de vraisemblance ou de cohérence dramatique. Sa passion pour le cinéma le pousse à dépasser son absence totale de talent et de bon sens pour exprimer des fantasmes profonds (Ed raconte sa tendance à porter des sous-vêtements féminins sous son uniforme de soldat pendant la Seconde Guerre Mondiale) et pour concentrer un besoin irrésistible de s'exprimer, de se lier aux autres. Il n'est pas un être solitaire : il est prisonnier de sa propre médiocrité, mais il parvient à accéder à un statut de leader, de meneur de troupe ; ses penchants assumés (il aime se travestir en femme) et son égocentrisme joyeux le rapprochent paradoxalement des gens qui l'entourent.

Car « Ed Wood » est aussi et surtout une histoire d'amitié, entre le personnage principal et son idole, Bela Lugosi (formidable Martin Landau), ancienne gloire qui vit à travers ses souvenirs et se réfugie dans la drogue. Le rapprochement de leurs deux personnalités se construit sur leurs marginalités respectives (Ed éprouve des difficultés à être pris au sérieux par ses "pairs", et Bela n'a plus sa place dans le monde qui l'entoure), et sur leur passion commune pour les vieux films d'épouvante, passion qui sublime leurs échanges d'une poésie brute (devant l'écran de télévision, le soir d'Halloween, Ed imite Bela qui tente d'hypnotiser la présentatrice Vampira par des gestes de la main... « Il faut être très souple », lui conseille le vieil acteur. « Et il faut être hongrois ». Une scène drôle et magnifique). La grande force du scénario écrit par Scott Alexander et Larry Karaszewski réside dans cette attention portée aux détails et dans ce choix réussi de lier l'intime au grotesque. Le noir et blanc somptueux de Stefan Czapsky s'inscrit également dans cette perspective : tout est nuancé, contrasté, en adéquation avec le sujet.

Tim Burton nous fait faire une plongée dans les coulisses d'un univers unique, celui du cinéma de seconde zone, et revendiqué comme tel. « Je ne produis pas de grands films. Je produis de la merde », annonce clairement le producteur Georgie Weiss. Ed entraîne ses collaborateurs dans cette spirale de nullité et d'incompétence, mais la tendresse avec laquelle Tim Burton porte son regard sur son personnage transcende sa condition de "loser" : il est ridiculisé mais jamais méprisé par Burton. Ed est émouvant par son côté pathétique, et on ne peut s'empêcher de se sentir proche de lui lorsqu'il tourne une scène de son nouveau film en ramenant Bela, de retour d'une cure de désintoxication, dans son modeste pavillon (ce sera la dernière scène tournée par l'acteur ; Ed se la repassera en boucle à la mort de son ami). Et surtout quand il découvre, fasciné, les images de son film « Plan 9 from Outer Space » lors de la première sur grand écran. « This is the one...c'est grâce à ce film que l'on se souviendra de moi », se dit-il. Le plan sur son visage révèle toute la palette d'émotions qui le submerge alors : fierté, espérance, optimisme et bonheur intense.

Une œuvre unique et attachante.
Frankoix
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le 10 juin 2012

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