Il y a un cinéaste que j'aime beaucoup et dont le cinéma, découvert voilà maintenant plus de 8 ans en fac de ciné, me fut un choc incroyable. Il s'agit de celui d'Ingmar Bergman, dont l'évocation fera probablement fuir les cinéphiles qui ont des préjugés (outre que celui de penser que le nom de Bergman pourrait être associé à une marque de cracottes scandinaves. Ne riez pas, j'ai moi-même déjà fait des blagues vaseuses en ce sens). Pourquoi préjugés ? Parce qu'il semblerait que le cinéma du bonhomme soit associé à une certaine rigidité. Voire austérité.


"Mettons fin aux rumeurs, voici les faits !" (cette citation provenant d'Alien 3, je me refais pas).


Certes, le cinéma de Bergman ne respire pas toujours la joie de vivre. Il a pourtant essayé de faire un pas dans le cinéma comique à un moment avec Toutes ses femmes (1964). Cela n'a pas marché mais en grand pervers, moi j'ai bien aimé : on ne s'attends pas à un film aussi créatif d'un gars qu'on a toujours pris pour un sérieux pète-sec, c'est donc d'autant plus réjouissant de le voir verser dans un humour absurde parfois totalement crétin. Austère son cinéma par contre, non je n'irais pas jusque là. Il y a toujours une mise en scène dotée de détails, d'idées, de moments incroyables qui en font quelque chose d'autre que le pensum êtement chiant et asphixiant qu'on pourrait avoir.


Surtout le cinéma de Bergman est noir, mais dans le sens où il sait capter la vie et sa noirceur tout en exultant sa beauté cachée qui fait qu'on est encore de ce monde (forcément sinon, on se jetterait tous sous un camion ou dans le vide à la longue). Celà passe par la psychologie de ses personnages, toujours fabuleusement fouillée. D'où parfois l'expression qu'on peut employer pour des films de Besson ou autre en voyant tel ou tel héros ou héroïnes "ben merde, j'attendais pas non plus du Bergman mais quand même !".


Il y avait pourtant une oeuvre du bonhomme que je n'avais vu jusqu'ici, repoussant souvent le visionnage soit malgré moi (à l'époque du défunt Virgin megastore, je vois l'édition criterion du film en zone 1, je ne l'ai pas prise, je m'en suis bien évidemment mordu les doigts), soit par moi-même (j'avais peur de la relative durée du bidule, je le confesse), il s'agit de Fanny et Alexandre.


Avec cette oeuvre-testamentaire qui signe son adieu au cinéma en 1982 (mais Bergman sera encore vivant jusqu'en 2007 et livrera bon nombre d'oeuvres télévisuelles !), le cinéaste délivre un film somme où en près de 5h10 mn environ dans sa version télévisuelle (la seule approuvée par le réalisateur) et 3h dans sa version cinéma, il réévoque tous ses thèmes, convoque tous ses acteurs (enfin, presque tous, on ne voit pas Bibi Andersson, Liv Ullman et Max Von Sydow. Mais les autres y sont, Allan Edwall, Erland Josephson, Harriet Andersson instant bave, Jarl Kulle, Gunnar Björnstrand...), se fait plaisir dans les costumes, la photographie somptueuse, s'amuse de quelques petits tours de mise en scène de vieux singe qui n'a plus rien à prouver au sein d'une réalisation pourtant classique. Et tout ça pour quoi ?


Pour conter le destin d'une jeune femme qui suite au décès de son mari va se remarier pour connaître le malheur avant qu'un concours de circonstances ne la sauve, le tout vu sous le prisme du regard de ses deux enfants, la petite Fanny et son grand frère rêveur, Alexandre.


Cela ne vous fait pas trop envie ? Vous avez peur de ne pas tenir le coup sur 5h (je ne sais ce que vaut la version "raccourcie" donc passons) et vous ennuyer comme des rats morts ?


Vous avez tort.


Parce que c'est dans les vieilles marmites (je vais pas dire "pot", je pense au truc en plastique où les bambins en bas-âge posent leur derrière, brrr) qu'on fait les meilleures soupes. Une histoire supposément si simple va permettre d'aller dans le détail, dans l'étude de caractère, quitte à basculer dans le fantastique. Et Bergman de triompher en faisant du simple et où une bonne partie du cinéma français s'englue depuis un petit moment en confondant simplicité avec simplisme.


Parce qu'avec sa multitude de personnages, le réalisateur évite tout manichéïsme et délivre une galerie de portraits plus qu'humains, inspirés en grande partie par son vécu et son expérience (racontées dans Laterna magica. C'est bien simple, ce bouquin je serais capable de l'offrir à n'importe quel amoureux-se de cinéma, même si on ne connait pas Bergman, parce que c'est tellement autre tout en étant drôle et barré et finalement indispensable) et dans lesquels on ne peut que se reconnaître. Qu'on prenne l'oncle Carl, pétomane de rigueur. Avec sa femme, il est stressé et l'accable de tous les maux, elle qui l'aime et ne peut se résoudre à le quitter. Il est lâche et assez ignoble dans le fond. Et pourtant quand il s'agit de sauver la jeune veuve remariée, c'est lui qui va en ambassadeur avec son frère chez l'évêque. C'est aussi, outre les servantes de la grande demeure, le seul qui prend le temps de s'amuser avec les enfants ("je vais vous montrer mes feux d'artifices les enfants !" scène généreusement WTF.) et l'on comprend tout à fait ses problèmes d'argent. Au fond c'est un être humain comme les autres avec ses bons côtés et ses défauts. Ou bien la grand-mère qui, tant physiquement que sur le plan du caractère, m'a rappelé ma propre grand-mère du côté paternel.


Parce que c'est beau et riche tout le long. Il y a autant du Shakespeare (le fantôme du père parti que seuls le gamin et sa grand-mère ont le "pouvoir" de voir et discuter avec. Woody Allen saura s'en souvenir, lui qui est un gros fan de Bergman, pour nourrir son propre cinéma) que du Bergman là-dedans. La reconstitution d'une grande maison bourgeoise du début du XXème siècle qui doit aussi bien aux souvenirs d'enfance de Bergman qu'aux aquarelles majestueuses de Carl Larsson qui sut si bien représenter cet art de vivre et cette douceur aujourd'hui disparues. Et c'est passionnant oui. La fresque commence sur les fêtes de Noël, des fêtes qui font rêver à fond et se termine quelques années plus tard sur une naissance. Entre-temps la vie et la mort auront fait son oeuvre et le visage de la belle Ewa Fröling sera devenu un nouvel écrin (un de plus après ceux de Bibi et Harriet) de l'Art Cinématographique de Bergman (une superbe scène en gros plan où elle déclare ne pas comprendre la Foi religieuse mais ressentir l'Amour comme jamais. On tuerait pour une scène comme ça).


Je pourrais encore en parler pendant des heures. Oui, fabuleuse saga de Noël donc et l'une de mes meilleures "séance" de cinéma classique en 2015 avec d'un côté Les oiseaux d'Hitchcock redécouvert en blu-ray remastérisé (on en pleure de bonheur), Sorcerer revu délicieusement en salles et Marketa Lazarova (autre grande fresque, mais cette fois en plein Moyen-Âge). Sur le plan du cinéma donc 2015 fut beau, grand et fort (comme ma...). On espère que 2016 conservera la même prestance !

Nio_Lynes
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 10 janv. 2016

Critique lue 519 fois

5 j'aime

Nio_Lynes

Écrit par

Critique lue 519 fois

5

D'autres avis sur Fanny et Alexandre

Fanny et Alexandre
KanedaShotaro
10

Critique de Fanny et Alexandre par Kaneda

Fanny et Alexandre est un film d’hallucinations. L’hyperréalisme d’une reconstitution d’époque, sublimée par la photographie de Sven Nyqvist et les accents de Bach et Schumann, devient prétexte à un...

le 9 sept. 2013

59 j'aime

1

Fanny et Alexandre
Docteur_Jivago
8

Regard sur la vie et ses illusions

C'est en Suède au début du XXème siècle qu'Alexandre et sa sœur Fanny vivent au sein d'une famille aisée dont les parents travaillent dans le monde du théâtre. Adapté de sa propre vie, Ingmar Bergman...

le 5 févr. 2015

45 j'aime

6

Fanny et Alexandre
pphf
9

Gustav, Oskar, Carl et les autres ...

Ou un clin d’œil, assez gratuit, au cinéma mettant à l’honneur les groupes humains. En réalité, Gustav, Oskar et Carl, les trois frères, n’occupent pas vraiment le centre du récit, très largement...

Par

le 6 août 2015

35 j'aime

12

Du même critique

Un grand voyage vers la nuit
Nio_Lynes
5

Demi voyage nocturne

C'est toujours frustrant de voir un film avec de grandes possibilités gâchées par plein de petites choses. Et en l'état, même s'il est rare que je me livre à l'exercice de la chronique négative, je...

le 20 févr. 2019

23 j'aime

6

Üdü Wüdü
Nio_Lynes
9

Cri barbare

Üdü Wüdü comme les deux albums qui suivent sont de nouvelles directions pour Magma qui cesse momentanément ses trilogies en cours. Le premier volet de Theusz Hamtaahk est par exemple fini dans son...

le 25 avr. 2017

21 j'aime

2

If I Could Only Remember My Name
Nio_Lynes
10

Musique au crépuscule

« Quelques jours après le début des répétitions, je passai par Novato pour rendre visite à David et Christine. Ils habitaient une grande maison de campagne avec Debbie Donovan et un certain...

le 28 août 2018

16 j'aime

24