Rien de plus facile ou éculé que d’opposer deux groupes pour en faire naitre un récit : le parisien et les paysans, ici, en l’occurrence. La dichotomie est fertile et l’on peut tisser sur ce canevas bien des péripéties. Si Becker parvient à faire un film d’une grande intelligence sur le sujet, c’est parce qu’il renvoie dos à dos tous les protagonistes, qui valsent habilement entre la répulsion et l’attachement du spectateur.
L’attente initiale du fils, « Monsieur », doublée de celle d’un veau dans l’étable, donne l’occasion de filmer la collectivité clanique des Goupi : chacun a son surnom, sa fonction, et tout semble ritualisé sous couvert d’une violence contenue et acceptée. Les panoramiques distribuent méthodiquement les portraits de la famille, cloitrée dans cette pièce à vivre, unité de lieu au fort potentiel tragique.
L’arrivée du parisien va certes faire l’effet d’un élément perturbateur, mais d’une façon clivée, à la manière de toutes les conséquences en chaine qui vont en découler. La farce dont il fait l’objet, la fausse mort de L’empereur, la véritable de Tisane, tout semble aussi improbable que lié. En nous forçant à prendre le point de vue du nouvel arrivé, pas forcément sympathique lui non plus, et tout autant mythomane, Becker nous enferme avec lui dans l’écurie, non sans avoir la malice de nous distiller quelques informations supplémentaires. De Tonkin, nous sommes le témoin de quelques méfaits, mais la mort de Tisane reste un mystère.
C’est donc dans un climat trouble, où chacun va pouvoir tour à tour dévoiler une fragilité et des aspirations sincères, que vont véritablement naitre les personnages.
Doté d’un rythme déceptif, d’une linéarité torve, le récit prend un malin plaisir à souffler le chaud et le froid, imposant un progressif changement de focalisation. De ce point de vue, la mystification de Mains Rouges sur Monsieur au début est un bel indice programmatique : en jouant avec les peurs naïves du citadin sur la campagne, les affreux, sales et méchants s’humanisent progressivement, et Mains rouges va accéder sur le tard au statut qu’on lui annonçait pourtant depuis le début, celui de personnage éponyme. L’intrigue, elle-même, se trompe de cible : l’obsession du magot, la claustration de l’étranger en passe de réintégrer la famille, sont autant de circonvolutions autour de deux thèmes majeurs : la haine violente, légitimement châtiée, et la naissance de l’amour, à la faveur d’une relecture inversée de Raiponce, où c’est l’homme qui attend d’être libéré de son donjon.
Ainsi, aux problématiques de terroir et d’héritage succèdent la mise au jour d’une rivalité amoureuse, occasionnant un beau duel verbal où l’on vante Paris pour l’un, l’exotisme asiatique pour l’autre, devant une famille aussi médusée que dépassée, avant l’arrachement poétique et tragique à la terre d’un Tonkin s’enfuyant par les arbres de sa déception sentimentale.
[Spoilers]
Que reste-t-il, au bout du compte, de ces visages fermés ? La justice, l’amour, et la confidence. Autant d’indices d’humanité, et de modestes réponses à cette très belle symbolique du magot, devant les yeux de la famille depuis le début : l’horloge, fuite d’un temps non pas anxiogène, mais de la perpétuation d’une famille et de ses valeurs, de ses heurts et de ses éclats de vie.
Sergent_Pepper
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le 10 mars 2014

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Sergent_Pepper

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