1984, la fin d’un siècle approche, la fin d’une ère aussi, Sergio Leone, las d’expérimenter sur un Western qu’il a fait renaitre vingt ans auparavant et qu’il a déjà tué depuis « Il était une fois dans l’Ouest » et dont le « Il était une fois la Révolution » ne semble être qu’un dernier soubresaut d’un corps que la vie a déjà quitté entreprend de se lancer dans son projet le plus personnel, une nouvelle relecture de l’histoire américaine, du XXe siècle cette fois en se basant sur « The Hoods » d’Harry Grey tiré de son expérience personnelle. Le génie italien, tout en longueur et en cynisme nous conte l’histoire de l’ascension épique et de la chute tragique de petites frappes de la maffia juive pendant la sombre période de la prohibition et en livre un chef d’œuvre digne de Proust, lyrique, pathétique et nostalgique, constat désabusé d’un siècle d’illusions perdues.


Le film suit les souvenirs d’un David Aaronson « Noodles » porté à l’écran par un De Niro au sommet, abandonné par la réussite et qui retrace ses pas d’enfance dans les rues du quartier juif New-yorkais avant de faire fortune dans l’illégalité avec ses comparses. Ce jeu de mémoire est permis par un constant va et vient entre les époques (1920-1933-1968) et ce, dès les premières scènes avec notamment la séquence de la sonnerie de téléphone venue d’on ne sait ou, jouant sur les images des moments clefs de l’intrigue. Accompagnée par la musique mélancolique d’un Ennio Morricone plus inspiré que jamais, aux violons tantôt grandiloquents, tantôt discrets associés à une flute de pan énigmatique, cette construction originale et déroutante confère à l’œuvre une dimension onirique, voire quasi-mystique à l’image de ce dernier sourire de Noodles à la signification obscure.

Certaines interprétations suggèrent qu’il s’agit d’un sourire ironique sous l’effet de l’opium, comme pour tenter d’oublier un passé à la gloire instable et désormais inaccessible ou pour conjurer le sort d’un avenir miséreux et plombé par les remords. En effet, Leone fait de Noodles et ses compères, des héros à la fois réalistes et romantiques.

Tout d’abord des héros réalistes, condamnés au délit, puis au crime, à renier la morale pour accéder à la richesse matérielle et sortir d’une impasse sociale et de l’échec auquel des gens de leur trempe semblent irrémédiablement destinés. Si tout semble leur réussir à leurs débuts, l’ombre de la déchéance semble toujours planer au dessus d’eux. Une épée de Damoclès qui s’abat une première fois sur le plus jeune, tué d’une dans le dos par un malfrat local (Bugsy) lors d’une scène de ralenti sublime sous le pont de Manhattan tel un assassinat de l’innocence ; puis qui s’abat une deuxième fois, de manière plus brutale encore, mettant fin tragiquement aux espoirs du groupe, décimant la moitié d’entre eux. Seule la trahison semble permettre d’échapper à la tragédie, aux prix d’une vie de remords. A travers cette fatalité, on peut y voir la critique du mythe du Self-Made-Man entravé par les déterminismes sociaux.

Des héros romantiques ensuite et plus particulièrement Noodles, Leone dresse le portrait d’un homme déchiré par ses passions dont l’objet semble rester inaccessible : Deborah interprétée successivement par la jeune Jennifer Connelly avec une justesse étonnante, du haut de ses 14 ans, puis par Elisabeth McGovern plus sobre, rendant presque le personnage froid et cynique. Il est d’un coté attiré par la femme qui « vise les sommets » mais est paradoxalement incapable de se libérer de son carcan de rustre qui « aime la puanteur des rues » malgré tout ses efforts (la scène du restaurant avec le magnifique « Amapola » de Morricone), cette impuissance le laisse frustré dans un vide grisâtre, un spleen Baudelairien, frustration symbolisée par le viol insoutenable juste à la scène suivante. On a comme antithèse la figure de la prostituée au grand cœur, Carol à l’âge adulte et Peggy dans leur enfance, qui symbolise le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Car Il était une fois en Amérique est également un film sur cette période clef et l’amitié/rivalité masculine entre Noodles et Max interprété par un excellent James Woods qui d’ailleurs le devance tout le temps [SPOILER] que ce soit au début avec l’histoire de la montre, avec Peggy, ou à la fin ou l’on voit enfin qui est le vrai traître, le seul à avoir réussi pendant que Noodles se morfondait… ironie du sort la seule fois ou Noodles aura les commandes, au propre comme au figuré, tout tombera à l’eau (cf. scène de la voiture dans le lac) [FIN SPOILER]. Concernant le fait de devenir un adulte, les héros semblent rester désespérément des enfants, la scène de la pâtisserie est à ce titre très réussie, une des plus représentatives de la naïveté de l’enfance. Max d’ailleurs finira avec une version plus âgée de Peggy, Carol (Tuesday Weld) nymphomane et arriviste, symbole d’une Amérique préférant s’oublier dans les loisirs et la futilité à la manière de l’homme Pascalien.

Le contexte de l’histoire évolue au fil des époques, des petites frappes à la maffia organisée pendant la prohibition, en passant par la corruption et les manipulations politiques des années trente et soixante. Tous restent finalement dépendants d’une société qu’ils pensent contrôler, par exemple ils se retrouvent au chômage a la fin de la prohibition, ce qui les fait retourner à une forme de précarité, les obligeant à un ultime coup qui causera leur perte.

Formellement, le film est techniquement parfait, la forme faisant écho au fond, filmant les regards nostalgiques, montrant les rues New-yorkaises à l’ambiance parfaitement reconstituées et une mise en scène subtile, jeux de lumières, de son comme à titre d’exemple le tintement de la cuillère dans un silence pesant accentuant l’effet de réminiscence présent tout au long du film, presque un pastiche du style de Leone qui joue sur les longueurs provocantes avec des objets insolites pour combler le silence (voir la scène d’ouverture d’ « Il était une fois dans l’Ouest »).

Je n’ai quasiment rien à reprocher à ce film si ce n’est l’anecdotique mauvais choix des acteurs enfants, non pas pour leur jeu, au contraire, mais plutôt pour leur manque de ressemblance avec les acteurs adultes…


Sergio Leone réalise donc là un film testament, son dernier malheureusement, criant de vérité de par ses antihéros et son histoire tragique et réaliste, et paradoxalement assez hermétique de par son onirisme et sa complexité de construction. Une ode au cinéma, un chef d’œuvre qui mériterait certainement bien plus d’attention dans la filmographie du réalisateur italien.
AlexTiss
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le 23 juin 2014

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