Ce film est la définition même de ce que l'on pourrait qualifier de vrai cinéma horrifique, pas un simple film d'horreur ou d'épouvante, bien plus que ça, du très grand cinéma, brut dans sa forme la plus pure, dérangeant et volontairement malsain, sans artifices inutiles et presque sans effets spéciaux.


L'Antre de la Folie est une représentation parfaite de ce que devrait être tout film d'horreur, non pas un film qui cherche simplement à choquer par le biais d'artifices visuels ou sonores, mais qui va toucher les peurs enfouies du spectateur, qui joue sur le non-dit et l'incompréhension, qui nous oblige à réfléchir et utilise la confusion comme une source d'angoisse.


L'Antre de la Folie est un film sur la fiction elle-même, la fiction d'une contagion, la fiction comme une intelligence artificielle, la fiction qui se rend réelle. C'est est un des rares métrages à mériter le qualificatif "Hyper-Horror". Il ne s'agit en aucun cas d'une parodie ou d'un pastiche d'épouvante. Bien au contraire, l'intelligence de ce film vient du fait qu'il exploite les conventions, les dogmes du genre, qu'il insère dans sa diégèse pour les amplifier, au lieu de les brider, ce qui augmente le sentiment de crainte et d'inquiétude.


C'est un film qui perçoit et traite de manière récursive sa propre programmation, sans chercher à se transcender. L'antre de la folie reprend tous les thèmes familiers de Baudrillard, en particulier l'idée de la fiction envahissant et détruisant le réel mais il le fait plus dans un esprit de matérialisme gothique que dans les termes mélancoliques de Baudrillard.
Il s'agit d'une redescription filmée de l’œuvre de Lovecraft, dérivant de l'horreur pure pour partir sur les thèmes du capitalisme et de la schizophrénie.


Parlons un peu du scénario:


Le film débute avec une histoire de romans d'horreur produits en masse. L'anti-héros du film est John Trent, un assureur. Trent est embauché par une société d'édition pour enquêter sur la disparition de leur romancier à succès, l'écrivain d'horreur Sutter Cane. Trent est averti d'une chose qu'il va considérer comme une exagération publicitaire: la lecture du travail de Cane a un effet puissant, déstabilisateur sur certains lecteurs, les rendant fous pour certains. Mais, méprisant le genre de l'horreur et confiant dans sa propre subjectivité (Je contrôle ma vie, personne ne tire les ficelles), Trent rit de cette nouvelle, qui s'apparente plus à un bluff grotesque.


Suite à une série d'indices, Trent est mené sur la ville de Hobb's End: une ville qui apparaît dans la dernière fiction de Cane, et qui supposément est une ville qui n'existe pas réellement. Naturellement, Trent va immédiatement penser qu'il a été engagé dans le cadre d'un coup de publicité: La disparition de Cane serait une fausse rumeur, et la soi-disant ville aurait été montée de toute pièce dans le cadre d'une simulation particulièrement élaborée. Mais il apprend plus tard que la disparition de Cane avait été réellement préparée, cependant les événements ultérieurs auraient échappés à tout contrôle. Des aspects du livre de Cane ont commencés à devenir réels. Pendant ce temps, la communauté des lecteurs de Cane se retrouve en proie à une immense folie collective, se transformant peu à peu en monstres avides de prose et envahissant les librairies de façon sauvage, les transformant en zones d'émeutes. Trent, quant à lui, devient sujet à des pépins étranges dans l'espace et le temps, et perd de plus en plus son emprise sur la réalité. Le film prend une dimension schizophrène quand il rencontre Cane, qui lui déclare qu'il est simplement un personnage dans le nouveau roman qu'il écrit, intitulé, bien sûr, Dans l'antre de la Folie (Cane à Trent: "Je pense donc vous êtes"). En fin de compte, Trent finit incarcéré dans un asile, ne cherchant plus à se maintenir à un solide sens de la réalité, ne cherchant plus non plus la vérité derrière les apparences, et ne visant plus à distinguer l'imaginaire du réel.


Cane est un romancier d'horreur composite: les initiales SC rappellent le SK de Stephen King, tout ce que nous entendons de Cane, dans la prose, dans le thème et le style ressemble beaucoup à du Lovecraft. Dans un style exagéré, généralement Lovecraftien, Cane invoque le retour des Anciens que Lovecraft avait continuellement prédit. Comme avec Lovecraft, l'horreur de Cane ne réside pas tant dans la rencontre empirique des abominations impies, que dans le traumatisme transcendantal que ces rencontres produisent: face à ces anomalies, il devient impossible de garder un sens stable de la réalité. L'horreur, à ce moment-là, ne peut pas être dissociée de la schizophrénie. Mais ce que Cane ajoute à Lovecraft est un accent sur le rôle de l'horreur de fiction comme un agent de ce processus. Les romans de Cane, comme il l'explique à Trent, constituent une condition nécessaire à l'assouplissement des frontières entre la fiction et le réel pour permettre aux anciens de revenir. Cane se voit comme un engrenage d'un processus impersonnel. Il s'agit simplement d'un conduit par lequel les Anciens peuvent passer. Les anciens se révèlent être des muses manipulatrices, en donnant à Cane l'inspiration, en parlant à travers sa main, et en lui donnant le pouvoir de rendre la fiction réelle.


Une boucle étrange se met en place à ce moment-là. On comprend que les anciens ne sont pas simplement présents à l'intérieur des textes de Cane, mais qu'ils en sont en fait la cause. Secrètement ce sont eux qui se cachent derrière la fiction, Cane n'est qu'un instrument, une main mettant sur papier les pensées de ces entités. Et leur ligne de vol est constituée précisément par une fiction devenant réelle.


Voulez-vous connaître le problème avec la religion? Demande Cane à Trent. La religion cherche la discipline par la peur. Les gens n'y ont jamais cru assez pour le rendre réel. On ne peux pas en dire autant de mes œuvres. Lorsque Trent affirme qu'une fiction ne peut pas inciter les gens à changer de mentalité de telle manière, Cane souligne que ses livres se sont vendus à plus d'un milliard d'exemplaires. Ils ont été traduit en dix-huit langues. Les gens croient plus en son travail qu'à la Bible elle-même.


C'est ce qui compte, dit Trent, c'est la croyance. Dans un sens, cependant, l'accent mis sur les lieux de croyance nous ramène à une économie que les romans de Cane ont démantelé, car il semble que le processus de fiction devenant réel dépend plus de la "hype" que de la croyance. Les anciens reviendront en ce monde, émergeant uniquement quand l'image humaine de la réalité se sera effondrée.
Le sens de la croyance de Cane a une orientation particulière, qui tend vers une équation avec la "hype". C'est la croyance en un cybernétique actif, cette croyance se réfère à d'autres croyances et désirs qui sont à la base de toute société.


Comme chez Deleuze-Guattari, l'Antre de la Folie participe à une hyper-fictionnalisation de Lovecraft. Le traitement de Lovecraft est utilisé comme une autorité ou une source (plutôt que simplement comme un texte littéraire qui ferait l'objet de lectures). Le traitement de certaines formulations de Lovecraft, dans le film de Carpenter, va au-delà de sa formulation textuelle de base.
le Necronomicon, un travail de fiction écrit par Lovecraft, a néanmoins été traité comme s'il s'agissait d'un sujet réel. L'antre de la folie soulève la possibilité que, même si Lovecraft pensait écrire le Necronomicon comme une œuvre de fiction, le texte pourrait être vrai. Peut-être que le Necronomicon n'est pas un sujet à part entière, mais un assemblage de plusieurs œuvres de Lovecraft.


Comme Videodrome, l'Antre de la Folie peut être considéré en partie comme une parodie de ce qu'affirment les offices de censure: l'horreur va pourrir votre cerveau. Et il souligne les circuits économiques massifs et autonomes, qui pullulent autour de certains romanciers d'horreur. L'échelle quantitative assez considérable de la consommation de travaux de Cane est immédiatement devenue un fait social, Les processus gothiques du capitalisme (son modèles de propagation) sont mis à nu dans les romans dont les ventes s’auto-accélèrent par ce processus. Le film entier est bâti sur ce principe de boucle (ou cercle vicieux), il s'enlise dans sa propre schizophrénie, et va aussi loin qu'il peut aller, se refermant sur lui-même, comme un serpent se mordant la queue.


Le film est présenté comme une promotion des romans de Cane, mais lorsque nous-mêmes quittons le cinéma, nous ne pouvons pas acheter les romans de Sutter Cane comme nous pourrions acheter des Transformers, il s'agit d'une simple convention qui nous maintient, nous, simple spectateur, dans la pensée que le réel l'est vraiment, que nous ne vivons pas une fiction. C'est pourquoi l'Antre de la Folie demeure "uniquement" une simple (mais superbe) parabole matérialiste.

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le 13 oct. 2016

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