“L’opéra de quat’sous” reste la plus célèbre des nombreuses coproductions entre l’Allemagne et la France de cette période (1930-1934). Comme il était de coutume au début du parlant, les coproductions étaient écrites et tournées dans les deux langues des pays concernés, ici l’une allemande et l’autre française, avec deux distributions différentes.
Grâce au talent de son réalisateur et directeur d’acteur, Georg Wilhelm Pabst, la version française est restée dans la mémoire collective et se hisse au même niveau que la version allemande, notamment grâce à l’adaptation réussie des chansons de l’opéra de Bertold Brecht et Kurt Weill - cf “la complainte de Mackie”- et au jeu “populaire” des acteurs principaux (Albert Préjean, Odette Florelle et Margo Lion) tout en conservant sa portée politique et idéologique universelle. La version française reste aussi célèbre à cause de la censure dont elle fût victime, qui imposa à Pabst certaines coupes de certains plans et dialogues, jugés trop “subversifs”, laissant ainsi à la version française un rythme parfois incohérent.


Adapter ce drame musical, sert de prétexte, avant tout, à Pabst pour évoquer et dénoncer la situation dramatique que traverse l’Europe, suite au krash boursier d’octobre 1929, mais de parler surtout du désespoir du peuple allemand, plus violemment malmené qu’ailleurs par le terrible marasme économique dans lesquels ils sont plongés; eux, qui ont déjà peine à relever la tête, encore marqués des stigmates douloureux des conséquences de la Première Guerre Mondiale . Les inégalités sociales se creusent et fait le terreau d’Adolf Hitler en marche vers une ascension fulgurante, avec les conséquences destructrices que l’on connaît.


Après “Quatre de l’infanterie”, dénonciation pacifiste et réussie de l’enfer de la guerre, la réputation que lui ont apporté “La Rue sans joie” (1925), “Loulou” (1929) et “Journal d’une jeune fille perdue” (1929), il a toute légitimité pour adapter le célèbre opéra de Bertold Brecht et Kurt Weill, virulente satire politique et sociale du capitalisme galopant, qu’ils ont créés en 1928. Brecht, dans un premier temps, co-adapte son livret avec L. Larna, L.Vajda et B. Balasz. Il quitte le projet en cours de route, car il ne trouve pas dans la vision de Pabst, toute la poésie expressionniste qui fait l’âme de son opéra. D’autant que le réalisateur décide de faire l’impasse sur un pan entier du début de l’histoire et conclut son film de façon différente.


Même si Pabst fait d’abord le choix, dans les premières séquences du film d’une atmosphère volontairement intimiste et très expressionniste, au rythme lent et souvent hésitant, elle est toutefois sublimé techniquement par le remarquable travail sur la lumière de Fritz Arno Wagner et les décors quasi “féeriques” d’Andreï Andreïev, le réalisateur revient très vite, après la séquence du mariage, à l’atmosphère naturaliste qui caractérisait ses précédents films.
Ce qui, on le devine, a pour but de coller au plus près du réel, tout en évitant de tomber dans le piège du misérabilisme qu’aurait pu appeler cet “opéra des gueux” de tout poils.


Le film prend, alors, plus l’allure d’une fresque sociale dépeignant une vraie “cour des miracles” faites d’exclus, de gangsters, de prostituées et de marginaux, évoluant dans les bas-fonds de Londres, où la loi du plus fort domine pour survivre.
Le talent d’Albert Préjean, Florelle, Gaston Modot et Margo Lion s’épanouit d’autant mieux, que leur jeu, naturel et “gouailleur”, y compris au niveau du chant, s’intègre parfaitement au sujet. Cela rajoute au réalisme du film, et surtout à l’émotion de surgir dans les moments chantés ( cf à la chanson du personnage de Jenny, incarné par Margo Lion, entre autre).


Les plus forts s’affrontent - Mackie (Albert Préjean) et Peachum (Gaston Modot)- sans foi ni loi, pour obtenir le pouvoir absolu de ce “royaume” des laissés pour compte, et se posent en agent corrupteur de l’ordre institutionnalisé assoiffé, lui aussi, par le pouvoir que procure l’argent - Tiger Brown (Jacques Henley)-.
Au final, c’est l’émancipation de Polly Peachum (Odette Florelle), épouse de Mackie, qui se révèle une affairiste hors pair, qui réunira mari, père et représentant de l’ordre.


Par là même Pabst, esquisse une vision féministe d’avant-garde, et fait un constat lucide de la société, qui est toujours d’actualité: quand on est issu des classes populaires, gagner du pouvoir et une respectabilité sociale ne peut passer qu’en ayant un pied dans le monde de l’argent et des affaires. La solidarité entre miséreux et exclus ne reste qu’une “illusion” - et les plus habiles, à l’image de Peachum (Gaston Modot), est de “sortir” de cette misère en exploitant cette même misère. Seule les associations d’intérêts et d’affaires fonctionnent pour ce faire une place dans un monde où le chacun pour soi domine. Pas d’humanisme dans cette vision, comme certain ont pu l’écrire, mais un constat cruel, comme les aimaient Georg Wilhelm Pabst.

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