« La vie, c’est une question d’habitude, on s’y fait »

A l’origine, Le Crime de M. Lange devait s’intituler La Cour : c’est en effet dans le cadre strict d’une cour d’immeuble que se passe la majorité du récit, reconstruite dans les studios de Boulogne pour permettre à Renoir une liberté totale dans ses prises de vue.
Film de son époque, le front populaire de 1936, il nous livre une partition échevelée sur les bienfaits de la coopérative ouvrière, l’enthousiasme collectif et la solidarité.
Accompagnant ses nombreux personnages qui ne cessent de se croiser dans les cages d’escalier, boivent et chantent ensemble, la caméra virevolte, parcourt les façades, à l’image de celle d’Ophuls dans le prologue de La Maison Tellier, au sein du Plaisir. L’atmosphère jubilatoire, spontanée et rythmée n’est pas sans annoncer celle de La Règle du Jeu l’année suivante, à une différence près, mais de taille : nous sommes ici dans les couches populaires, d’une insolence enfantine, magnifiée par l’écriture de Prévert. Ce n’est pas un hasard si la coopérative doit son succès à un feuilleton de cowboy pour enfants « Arizona Jim », sous la plume d’un Amédée Lange lunaire et rêveur. Ici, peu de satire, et un méchant à la mesure de ce monde désinvolte : le génial Batala, Jules Berry au meilleur de sa forme, bonimenteur de première classe, truculent d’escroquerie et de séduction vénéneuse.
Renoir l’a dit lui-même, il a réalisé là un « film de copains », et l’atmosphère restitue à merveille cet esprit : au cours de rabelaisiennes beuveries, on est subjugué par la spontanéité des comédiens, la fulgurance des répliques et des éclats de rire. Il est difficile de ne pas croire qu’une bonne partie des échanges soit improvisé tant ils paraissent authentiques.
La désinvolture de l’ensemble peut aller jusqu’à déconcerter, qu’on considère la mort d’un nouveau-né comme prétexte à un jeu de mot (« Hélas, c’était tout de même un parent ») qui déclenche l’hilarité, ou qu’on propose une transition entre deux scènes où l’écran en carton se déchire… toutes les audaces sont tentées, la plupart du temps pour le meilleur.
Renoir n’en aborde pas moins des sujets plus graves, notamment, par une constante qu’on retrouve chez plusieurs personnages, la condition des femmes ; si Valentine, le personnage principal, illumine de sa force et de sa gouaille toute la joyeuse compagnie, allant jusqu’à conduire son couple avec Amédée (dont elle se moque du prénom avec un naturel confondant et un rire on ne peut plus communicatif), d’autres subissent plus silencieusement les assauts des salauds, et c’est bien comme une revanche sur ces abus qu’est à comprendre le fameux crime éponyme.
Ce dernier, attendu puisqu’annoncé comme amorce d’un récit rétrospectif, est certes le point d’orgue du film, magnifié par un plan séquence circulaire absolument magistral. Mais ce qu’on retiendra surtout, c’est le style au service du collectif, la formidable vivacité avec laquelle Renoir parvient à dépeindre une bande, sa vie et ses élans enthousiastes.
Sergent_Pepper
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le 13 janv. 2014

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Sergent_Pepper

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