Une sacrée aventure pendant laquelle on se fait autant chahuter que les quatres pauvres larrons exploités à l'extrême par des employeurs peu scrupuleux. En terre morte où le simple fait de manger est une inquiétude quotidienne, il est facile d'envoyer des hommes à l'abattoir pour une jolie somme en dollars. Henry George Clouzot livre avec ce film un réquisitoire acerbe dans lequel il dénonce ce que les écarts de richesse peuvent provoquer. Ainsi pendant près d'une heure, il pose le contexte d'un film noir comme ce pétrole qui creuse les inégalités sociales d'une société inégale. D'un côté les puissants, préservés à l'écart de la misère ambiante qu'il ne désire côtoyer, de l'autre, des âmes qui errent dans l'attente hypothétique d'une mission éphémère qui leur permettrait de se rassasier le temps d'une soirée. Mais quand un contrat hors norme arrive sur la table, à savoir une prime de 2000$, pour accepter de courir vers la mort sans se poser de question, les pauvres se battent pour que les puissants les choisissent. Peu importe si les chances de survie sont infimes si tant est qu'un espoir de liberté est au bout du chemin.

Pendant toute cette première partie, Clouzot pose longuement tous ses personnages, suffisamment en tout cas pour qu'on les prenne tous en sympathie. Dès lors, à partir du moment où le film bascule et troque le côté social pour l'aventure pure et dure, où le stress impose sa présence, ça fonctionne terriblement. On est immédiatement impliqué dans l'action, on vit chaque obstacle que rencontrent nos 4 compères aussi intensément qu'il nous est possible de le faire. La tension est extrême et très bien rendue par Clouzot qui use de tout son talent pour mettre en scènes le périple des deux camions. Chaque plan nous montrant les pneus des camions fait monter le suspens, on a beau se dire qu'à un moment ou un autre, ça va basculer, on se fait quand même surprendre pendant près d'une heure, pris au piège de toutes les fausses pistes que le cinéaste dispose sur le trajet de ses 4 personnages.

Cela fait plus de 60 ans que le film est sorti en salle, et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne perd rien de son impact avec les années qui passent. La photographie du film est tellement soignée qu'il paraît antidaté, Clouzot soigne ses cadres et apporte à ses images des atmosphères qui prennent à la gorge. Que ce soit lors de la première heure où on ressent vraiment la misère ambiante ou pendant le transport où tout semble crédible et déroutant, à l'image du franchissement d'une mare de pétrole, plus vraie que nature. Le film brille également par ses dialogues, on sent pendant les 2h30 que leur écriture a été méticuleuse et c'est bien là le panache des films français à l'ancienne. Il est difficile de retrouver aujourd'hui cette couleur dans les textes qui donnaient une ambiance si particulière aux bobines de cette époque.

Le salaire de la peur est un film universel et intemporel. Réalisé par un cinéaste de talent, soigné comme jamais en terme d'écriture et d'image, il sait bousculer le spectateur en lui infligeant un stress soutenu qu'il vivra intensément. Le seul reproche que je ferai au film est sa dernière séquence, qui sonne un peu trop comme un règlement de compte du destin envers le seul personnage vraiment fataliste de la bande. Si je comprends l'idée et la trouve même bonne, je pense personnellement que l'écriture de cette scène est un peu trop en décalage avec la tonalité ambiante. Bien entendu, ces deux minutes ne sauraient entacher l'enthousiasme qui m'a gagné pendant tout le reste du film. C'est totalement conquis que je rédige cette modeste critique. Conquis par ce sens du cadre de Clouzot, par cette justesse dont il fait preuve dans sa manière de diriger ses acteurs, acteurs qui sont tous très bons et touchants chacun à leur tour. Devant ce bijou filmique, on comprend aisément le succès critique qui a entouré le film et le statut amplement mérité dont ce dernier jouit aujourd'hui.

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«
- Tu parles d'une terreur, ah il est joli Al Capone, il est frais.. Le palu,je t'en foutrais moi du palu, tiens ! Tu veux que je te dise, tu crèves de peur, t'es une gonzesse.
- Ah, j'te défends de dire ça, hein. Si t'étais passé par où j'suis passé ...
- Ah non non, tes histoires, ponop hein ! T'as ptêt été un homme dans le temps, j'dis pas, mais ça remonte à ma grand mère ça ! Maintenant, tout ce que tu sais faire, c'est descendre les types dans le dos là, sans risque, parce que les risques, tu les aimes pas hein ?!
- Bah je les aime pas parce que je les connais. Toi t'es comme ça tu comprends, tu fonces dans le tas sans regarder, tu crois que t'es incassable. C'est facile, parce que t'as pas d'imagination. Moi j'guette le caillou ou le trou qui va nous faire sauter. Depuis cette nuit, c'est comme si j'étais mort 50 fois moi ! Ça se passe la dedans moi, tu comprends, je m'vois... je m'vois éclaté, déchiqueté, éparpillé partout .. C'est pas être une lope que d'avoir quelque chose dans le citron !
- Tu devrais l'avoir où j'pense, crois-moi !
- Cause toujours, on en reparlera quand tu les auras accrochées aux branches, comme une paire de cerises.
»
oso
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le 9 juin 2014

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oso

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